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Un vacarme la ramène soudain au présent. Eugénie a certainement dû louper quelque chose, parce qu'elle ne comprend pas pourquoi Maximilien, fou de rage, se jette sur le mannequin d'Arnaud pour lui coller une grande baffe. Eugénie sourit et prend brutalement conscience d'une évidence qui lui avait échappé jusque-là : le savoir n'est pas le moteur du monde, ce sont les sentiments qui dictent nos vies.

Pour le moment, ça lui fait une belle jambe.

11

Debout devant l'armoire électrique du local technique, Victor enclenche les disjoncteurs les uns après les autres. À chaque fois, un voyant vert confirme le rétablissement du courant. Selon un rituel bien rodé, chaque jour en fin d'après-midi, le régisseur allume ainsi la façade extérieure puis sort s'assurer par lui-même que tout fonctionne parfaitement.

Sa paire de jumelles à la main, Victor traverse le hall en direction de la sortie. Le caissier est déjà derrière son guichet vitré, occupé à pointer les dernières réservations.

— Alors, Franky, le score pour ce soir ?

— 75 ! Pas mal pour un jeudi, même si ce n'est pas mirobolant. On attirerait sûrement plus de monde si on proposait une adaptation d'Agatha Christie avec des chansons interprétées par les Aristochats !

Victor ne relève pas. Il passe les portes vitrées à petits carreaux biseautés et se retrouve à l'extérieur, quittant l'atmosphère feutrée du théâtre pour celle, bien plus bruyante, de la ville. Entre le cocon intemporel et l'effervescence dissonante, le contraste est saisissant. Voitures, bus et deux-roues défilent dans un flot hétérogène. Côté piétons, entre la sortie des écoles et le retour des travailleurs chez eux, c'est l'heure creuse.

La journée a dû être magnifique, mais ayant passé tout son temps à l'intérieur, Victor ne s'en est pas rendu compte. Il lève la tête et constate que le ciel est encore bleu malgré la lumière du couchant qui embrase déjà le sommet des immeubles. Il doit être un des seuls à ne pas s'en réjouir. Le retour du printemps n'est jamais une bonne nouvelle pour les établissements de spectacles. Avec les beaux jours, les gens délaissent les salles obscures où ils étaient si heureux de trouver refuge pendant l'hiver. Aux premiers signes du réveil de la nature, ils sortent, se rencontrent, traînent en se tenant par la main, boivent un coup en terrasse, et finissent la soirée sans avoir eu besoin de saltimbanques pour les distraire.

Prudent, Victor attend un créneau entre deux vagues motorisées pour traverser la chaussée d'un pas alerte. Comme d'habitude, il va se poster sur le trottoir d'en face, devant la vitrine du retoucheur à qui il adresse un petit signe. Il contemple alors « sa » façade, non sans une certaine fierté.

Il faut dire qu'elle a de l'allure. Voilà quelques années, la structure Art nouveau a été harmonieusement rehaussée d'éléments d'éclairage et d'un large auvent bordé d'ampoules à la façon des salles de Broadway. En valorisant l'entrée, le volume souligne aussi les structures élancées. Avec ses jumelles, Victor inspecte consciencieusement la frise sculptée du sommet, représentant lilas et jacinthes entrelacés. Les ornements de pierre sont anciens et les hivers successifs les fragilisent chaque année davantage. Il faut surveiller quotidiennement les éventuels dégâts causés par les écarts de température importants en cette saison de redoux. Le vénérable théâtre a besoin d'attentions.

Victor s'est rapidement attaché à cet endroit. Au cœur de la ville en proie à une hystérie marchande qui n'en finit pas de défigurer le cadre de vie, le majestueux bâtiment fait office d'oasis. Partout autour, les enseignes changent tous les six mois. Les magasins d'accessoires de téléphone cèdent la place aux ongleries, qui se font elles-mêmes dégager par du déstockage, du matériel à vapoter ou encore des boutiques de vêtements dont personne n'arrivera à prononcer le nom avant qu'elles soient passées de mode. Il n'y a que la boulangerie, le retoucheur et la petite coiffeuse qui résistent encore.

Le théâtre, lui, ne change pas, havre de paix à l'abri de la versatilité des époques. Quoi que l'on pense de son style, le simple fait qu'il soit constant le rend admirable. À combien d'airs du temps, de soi-disant révolutions sociétales, ce temple aura-t-il survécu ? Une référence, un décor immuable dans lequel se déroule chaque soir un spectacle nouveau. Combien de générations ont poussé ces mêmes battants aux huisseries de cuivre lustré en se réjouissant de ce qu'elles allaient y vivre ?

Les corniches et les frises semblent se maintenir. Victor croit être tiré d'affaire pour ce soir, mais il repère soudain une ampoule grillée sur le fronton. Son tempérament d'ancien ingénieur ne supporte pas ce genre de détail qui fait tache. Eugénie se moque de lui en notant qu'il ne se focalise que sur ce qui ne marche pas. En attendant, Victor ne voit plus que cette lampe éteinte. Elle nuit à la perception de l'ensemble. Pas question de tolérer cela. Mais il y a un léger problème : là où elle est située, il ne pourra pas l'atteindre par le balcon. Il est bon pour la grimpette.

Le temps de récupérer l'échelle dans la réserve, et le voilà en train de monter avec son ampoule de rechange coincée dans sa poche distendue. Il a tellement l'habitude qu'il n'a même pas coupé le courant.

L'opération lui prend quelques instants à peine. Lorsqu'il redescend, il contemple avec satisfaction la ribambelle désormais ininterrompue de bulbes lumineux qui encadre l'affiche. Il replie l'échelle, la pose au pied de la porte et s'accorde quelques instants pour savourer la chaude lumière que l'auvent et ses myriades d'ampoules répandent sur le trottoir.

Sur quelques mètres carrés, ce n'est pas tout à fait l'éclairage d'une plage au soleil, ni celui d'un petit matin. Non, c'est celui, bien particulier, d'un endroit qui n'existe pas vraiment mais qui contient à lui seul une bonne part de notre imaginaire collectif. Un mélange qui évoque tour à tour l'âge d'or du spectacle, les avant-premières avec tapis rouge, l'ambiance glamour et le faste des soirées habillées. La clarté projetée par les innombrables points lumineux dessine des ombres multiples et nettes. Il faut la magie de cette lumière-là pour transformer un banal rectangle de trottoir en soir de gala. Grâce à ce modeste prodige, les quelques mètres de bitume qui longent le théâtre prennent des allures de West End et les gens qui passent ressemblent à des invités VIP. Victor s'en remplit les yeux. Il regarde ses pieds, joue avec ses ombres et esquisse même quelques pas de claquettes dont il ne sait pourtant rien.

— Vous avez perdu quelque chose ?

Une jeune fille s'est plantée devant lui.

— Oui, j'ai paumé deux tonnes de lingots d'or. Ça m'embête parce que je ne vais pas pouvoir acheter mon pain.

La demoiselle ne bronche pas. Impossible de savoir si elle le prend pour un dingue ou si elle n'a rien compris.

— Vous travaillez au théâtre ? demande-t-elle.

— En fait, je suis gardien de moutons. Vous n'avez pas vu mon troupeau ? J'espère que ces sales bêtes ne se sont pas sauvées avec mon or…

Elle ne bouge toujours pas. Elle attend. Entre elle et lui s'instaure un étrange jeu de regards qui s'évitent et se cherchent, comme lorsque les enfants veulent se parler mais ne savent pas quoi se dire. Lequel craquera le premier ?

Victor perd la partie.

— Oui, je travaille au théâtre, mais il n'est pas ouvert pour le moment.

— C'est pourquoi je me permets de vous déranger tant que vous êtes dehors.

— Imparable. J'aime cet esprit de déduction puissant. Que voulez-vous ?