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— Vous arrive-t-il d'engager des figurants pour les spectacles ? Bénévoles, bien sûr.

Victor désigne l'une des affiches de Cœur à retardement.

— Pas pour celui-là, nous n'en avons pas besoin. Il n'y a aucune scène de foule.

La demoiselle semble profondément déçue. Sa lèvre tremble. Sa question anodine ne laissait pas deviner l'importance qu'elle attachait à cet espoir. L'intensité de son désarroi la révèle. Le régisseur déteste voir les gens dans cet état-là, surtout si la personne en question lui rappelle sa propre fille.

— En revanche, dans un mois, pour un autre projet, on devrait avoir des scènes de rue et un grand tableau final. Le tout en costumes. C'est sans garantie, mais si ça vous dit, vous pouvez me laisser votre numéro…

L'expression sur le visage de l'inconnue change à une vitesse dont seuls sont capables les jeunes. Elle sourit.

— Ce serait super, merci beaucoup !

Décidée, elle fouille déjà dans son sac pour trouver de quoi écrire. Victor est un peu décontenancé. D'habitude, les jeunes qui débarquent pour jouer demandent directement un vrai rôle, et si on les laissait faire, ils se verraient bien en haut de l'affiche dès le soir même.

— Pourquoi as-tu envie de faire de la figuration ?

— Pour essayer. Je n'ai jamais joué devant personne, à part au collège. J'ai envie de voir ce que ça fait. Je n'arrive pas à prendre la parole en public et je me dis que ce serait peut-être une bonne expérience pour me décoincer.

Impressionné par son calme et la façon simple dont elle expose sa situation, Victor a une idée.

— On cherche une ouvreuse, rémunérée au pourboire — autant te dire que tu ne vas pas t'acheter un jet privé tout de suite, mais si tu veux mettre un pied dans la place, c'est une bonne occasion.

Pour toute réponse, la jeune femme sourit de plus belle.

— Tu t'appelles comment ?

— Laura.

À la lumière particulière du fronton, Laura ressemble à une jeune première à qui l'on vient d'offrir le rôle de sa vie.

12

— C'est Olivier qui a raison au sujet d'Arnaud, a marmonné Victor dans son oreiller. Avec son pantin grandeur nature, il va finir par…

Et tout à coup, plus rien. Fin de transmission. Il s'est endormi si vite qu'il n'a même pas achevé sa phrase. Il s'est écroulé comme un bébé. Eugénie reste seule, désemparée, à essayer d'imaginer la fin. Qu'est-ce qui attend Arnaud avec Norbert ? Il va finir par passer pour un dingo ? C'est déjà fait. Il va mourir de faim parce qu'il aura attendu que son complice de tissu et de fer lui prépare un repas chaud ? Être victime d'un accident mortel parce qu'il aura voulu lui apprendre à conduire, à faire des crêpes ou à piloter un avion de chasse ? Ils vont finir par se marier ? Pourquoi pas ? Le témoin de Norbert serait un épouvantail.

Le champ des possibles est quasi infini. Dans ses divagations, Eugénie imagine même Arnaud et Norbert en train de danser tout nus sur la plage d'une île paradisiaque déserte en riant comme des déments. Arnaud mangerait des noix de coco et Norbert… rien — les mannequins sont toujours au régime. Pour Noël, au pied d'un sapin constitué d'une jolie pyramide de crabes morts avec des guirlandes d'algues, Arnaud lui offrirait au creux d'une coquille nacrée du fil à repriser et une aiguille, autant dire la vie éternelle.

Un peu plus tard, sans trop savoir pourquoi, Eugénie les projette au plus fort des combats, pendant la guerre du Vietnam. Norbert a fière allure dans son uniforme des Marines, mais il vient de marcher sur une mine. Un bras et une jambe arrachés, un vrai carnage, de la paille et du chiffon partout. On voit même le boulon de l'articulation qui dépasse. Insoutenable. Arnaud tombe à genoux et maudit le ciel en s'écriant : « Why ? », ce qui phonétiquement, en vietnamien, signifie bien autre chose que chez les Yankees. Mais pourquoi cet homme hurle-t-il : « Chou farci ! » ? se demandent les rebelles. Du coup, ils s'arrêtent de mitrailler à tout va en se lançant des « Feuk » interrogatifs, ce qui phonétiquement, en yankee, n'a pas du tout le même sens. L'incompréhension des peuples fera toujours des ravages, mais cela ne change rien au drame que traversent Pantin et Frappatoc. Arnaud a vécu trop de beaux moments avec son pote pour se résigner à l'abandonner. Il ne va pas le laisser crever dans une rizière, surtout qu'il commence à faire éponge. Il le charge sur son dos et, dans un sprint héroïque filmé au ralenti, court vers la station de métro la plus proche pour aller faire un tour à la fête foraine.

Eugénie se sent soudain très fatiguée. Il est clair que lorsqu'on rêvasse, certaines parties du cerveau en profitent pour ne rien foutre. « Cohérence » et « crédibilité » sont d'ailleurs rentrées chez elles en laissant un mot d'excuse sur leur bureau. Mais si « roue libre » et « c'est dans ta tête mais tu l'avais oublié » ont pris le contrôle du cerveau pendant que « rationalité » est aux toilettes, « regrets » et « déprime » rôdent, toujours en quête d'un mauvais coup.

Avec tout ça, Eugénie n'a pas réussi à trouver le sommeil. Elle fixe le plafond depuis des heures, les yeux grands ouverts, en laissant vagabonder ses idées, ce qui n'est jamais bon dans l'état où elle est. Surtout ne penser à rien de sérieux, sinon ça va devenir très noir.

Filtrées par les rideaux censés occulter les fenêtres, les enseignes de la rue et les rares véhicules qui passent projettent des lueurs sur les murs. Ces formes diffuses composent des tableaux éphémères, engendrant autant d'impressions que d'images associées dans une succession sans cesse renouvelée. « Sens créatif frustré » s'éclate comme un fou. Eugénie entrevoit des paysages, un panier de légumes, du papier cadeau chiffonné, un sèche-cheveux qui danse, des éventails orientaux, et même un pigeon qui remplit sa feuille d'impôts. Mais chaque fois qu'elle se donne la peine d'y songer vraiment, elle contemple surtout le vide abyssal de son existence.

À la longue, elle finit par prendre conscience d'un phénomène étrange : étonnamment, les bus éclairent moins que les voitures. Les gros engins illuminent moins que les petits. Qui l'aurait cru ? Une autre leçon de la vie ? Qui en a quelque chose à faire ? Personne, mais ça fait une minute de plus de passée en attendant que le réveil sonne.

4 h 22, la balayeuse vient de déboucher sur le boulevard. Elle approche. On entend d'abord le sifflement des jets haute pression douchant les trottoirs, accompagné du ronflement du camion qui roule au pas. Par moments, ce ronflement-là couvre presque celui de Victor.

Eugénie a chaud. Elle rejette la couette mais cela ne change rien. Elle étouffe et se tourne vers Victor. Elle aimerait qu'il soit éveillé et qu'il trouve les mots justes pour la réconforter. Pourquoi faudrait-il d'ailleurs qu'il la rassure ? Eugénie ne le sait pas vraiment. De toute façon, il dort à poings fermés et lui tourne le dos. Lasse de s'ennuyer dans le lit sans trouver le repos, elle décide de se lever. Sur la pointe des pieds, elle quitte la chambre.

Debout dans le salon, Eugénie se demande ce qu'elle pourrait bien faire à une heure pareille. Se préparer un thé ? Idéal pour ne plus dormir du tout. Un verre de lait tiède ? Ça ne marche que dans les films parce qu'en vrai, c'est écœurant. Sans trop savoir pourquoi, elle décide d'aller faire un tour dans le théâtre.

Elle descend l'escalier qui relie leur petit appartement de fonction au local du personnel jouxtant le hall. Comme une ombre glissant dans le silence, elle traverse l'espace éclairé par les veilleuses de sécurité. À travers les carreaux biseautés des portes d'entrée, les lumières de la rue scintillent. Il lui semble entendre un bruit. Peut-être va-t-elle croiser le spectre de Violette ?