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La grande salle du théâtre est déserte et froide. Eugénie ne l'a jamais vue ainsi. Dans la lueur verdâtre des sorties de secours, le lieu semble frappé d'une malédiction qui le maintiendrait hors du temps, au cœur d'un hiver maléfique. Sans couleurs et sans aucun mouvement, l'atmosphère est inquiétante. L'immense volume ressemble à la cage thoracique d'un monstre inanimé dont les balcons formeraient les côtes. Comment ce lieu qui, quelques heures auparavant, vibrait des émotions d'un public satisfait, peut-il paraître si inerte à présent ? Les rideaux de scène sont tellement immobiles que l'on pourrait les croire faits de briques. Pour Eugénie, dans la pénombre, les rangées de fauteuils évoquent des pierres tombales alignées dans un cimetière.

Elle a beau respirer le plus profondément possible, la sensation d'étouffement ne la quitte pas. Elle songe à sortir dans la rue, mais se ravise. Elle a non seulement besoin d'air frais, mais aussi de hauteur. L'envie lui prend soudain de monter sur le toit.

Ragaillardie par ce but inespéré, elle s'engage dans le dédale d'escaliers et de corridors qui permet de gagner les étages. Elle connaît ce labyrinthe comme sa poche. Parfois, il lui semble entendre des souris qui trottinent ou qui grattent.

L'atmosphère change radicalement lorsqu'elle quitte les lieux où le public est admis pour ceux réservés au personnel technique. Plus de dorures ni de velours. Plus aucun confort. Seul le fonctionnel est de mise. Murs bruts aux enduits abîmés par le temps, extincteurs, gaines et tuyaux, fléchages ou avertissements de sécurité peints sur les parois. Ici, sans fard, loin du décor luxueux réservé aux spectateurs, le théâtre trahit son âge.

Poursuivant son périple nocturne, Eugénie finit même par dépasser le secteur d'activités habituel. La voilà parvenue dans les combles. Alors qu'elle traverse une zone encombrée de vieilles caisses et de malles poussiéreuses, un craquement sec attire son attention. Elle s'arrête. Il lui semble ressentir une présence… et pas celle d'un rongeur. Elle frissonne.

— Il y a quelqu'un ?

Pas de réponse. Et d'une certaine façon tant mieux, parce que si une voix s'était fait entendre, Eugénie aurait instantanément pu vérifier si elle était cardiaque. Elle risque un pas, mais se fige à nouveau. Au fond de l'espace mansardé, entre des vieux éléments de décors, elle croit percevoir un mouvement. Une silhouette qui passe.

— Qui est là ?

Aucun bruit. Elle demeure quelques instants aux aguets, hésite à rebrousser chemin, mais reprend finalement son ascension vers le sommet en restant sur ses gardes.

De coursives étroites en soupentes, elle grimpe toujours plus haut dans le bâtiment. Elle ne s'est aventurée jusqu'ici qu'une seule fois, à l'occasion de sa prise de fonction, lors de la visite technique avec les pompiers.

Elle se trouve à présent au-dessus du dôme de la grande salle, que contourne la passerelle. Les escaliers sont désormais en acier et ajourés. Elle n'a pas le vertige, mais elle se dit qu'elle aurait dû prendre une lampe.

Le parcours l'entraîne entre les charpentes métalliques. Parfois, elle se tient aux poutres rivetées couvertes d'une fine poussière de rouille. Elle se frotte les mains, mais cela ne suffit pas à tout retirer.

Enfin, elle aperçoit les dernières marches qui conduisent à une porte de fer sur laquelle est peinte la mention « Accès toiture ». Elle pousse de toutes ses forces sur la barre d'ouverture et se retrouve à l'extérieur.

Le souffle de la nuit la saisit aussitôt. Passer du calme étouffé du bâtiment à l'exposition aux éléments provoque chez elle la même sensation que sauter dans la mer depuis une falaise. Elle emplit ses poumons d'air frais. L'horizon sans décor, le plafond sans moulures dorées mais joliment constellé de milliers d'étoiles… Elle bloque le battant pour ne pas se retrouver enfermée dehors et s'aventure sur la couverture de zinc. La toiture est presque plane, offrant une vaste surface. Elle n'a pas froid. Elle est même heureuse de sentir courir sur elle le vent, dont sa chemise de nuit ne la protège pas.

Elle s'avance en direction de la façade, longeant une série de blocs de climatisation. Elle aperçoit le bord et en contrebas, devine déjà la rue comme un gouffre. Aux alentours, un océan de toitures. Il y a moins d'antennes que sur le décor de la pièce, mais plus de paraboles.

Le vide l'attire. Elle fait encore quelques pas, de plus en plus hésitants. Le précipice n'est pas loin. Elle ferme les yeux, puis écarte lentement les bras, telle une prêtresse antique s'adonnant à un rituel secret. Un léger vertige manque de lui faire perdre l'équilibre. Elle recule. Mais pourquoi reculer ? Et si la solution à tous ses problèmes se trouvait là, à moins d'un mètre d'elle ? Il suffirait d'avancer encore un peu et de s'abandonner à la gravité. La gravité terrestre et la gravité de sa situation. Tout serait réglé. L'idée d'en finir lui paraît tout à coup évidente. Chaque jour, convaincue qu'elle ne sert plus à rien, elle se répète que sa vie ne vaut plus la peine d'être vécue. Paumée dans un monde de regrets, privée d'espoir. Son entourage se débrouille très bien sans elle. Alors pourquoi reste-t-elle là à souffrir, piégée dans cette existence qui lui retire tout ce qu'elle aime ?

Elle hasarde un pied, un pas de plus. Les larmes lui viennent. Peut-être est-ce la faute du vent qui balaye son visage et dessèche ses yeux, peut-être est-ce le poids de ses sentiments. Elle ne se tient plus maintenant qu'à quelques centimètres du précipice. Elle distingue déjà le trottoir d'en face. Vu d'ici, tout paraît si simple. Il suffit d'avancer encore un peu pour tout arrêter. Ne plus se forcer. Jamais. Les raisons de quitter la partie sont nombreuses. Il suffirait d'un courant d'air ou de l'apparition du fantôme de Violette pour qu'elle fasse le pas de trop et que son sort soit réglé. Environ sept étages plus bas, tout s'achèverait. Une petite chute qui serait bien suffisante pour lui laisser le temps de faire l'inventaire de sa vie. Rien qui mérite l'attention des livres d'histoire. Une existence insignifiante. Tous ces efforts, tous ces combats, tout cet amour, pour en arriver là… Autant laisser la place à ceux qui feront certainement mieux qu'elle.

Est-ce qu'une seule chose lui manquerait ? Existe-t-il quoi que ce soit sur cette terre qu'elle puisse encore espérer ? Au moment de tout balancer, que retiendrait-elle ? Le visage de ses enfants s'impose à elle. Est-elle prête à y renoncer ? Est-elle capable de s'en priver alors qu'il est encore possible de les voir, même moins souvent ? L'autre image qui lui vient est celle de Victor, qui sanglote. En presque quatre décennies, elle ne l'a jamais vu pleurer. Si elle a compté pour quelqu'un, c'est sans doute pour lui. Qu'elle puisse devenir la cause de son chagrin ne lui plaît pas. Juliette et Céline lui manqueraient aussi. Elle aimerait les voir s'en sortir. Pour elles, il est encore temps. Et puis Noémie a refait les papiers peints du petit appartement qu'elle partage avec son copain. Eugénie est curieuse de voir à quoi ça ressemble. Quelques sourires et du papier peint sont-ils suffisants pour continuer à vivre ?

Une bourrasque la déséquilibre soudain, et c'est de justesse qu'elle arrive à se récupérer. Un réflexe de survie ? Haletante, elle recule maladroitement jusqu'à ce que son dos bute contre une cheminée. Elle s'assoit, se recroqueville sur elle-même et étreint ses genoux. Tout à coup, elle a froid.

13

Non loin du terminus de la ligne, le bus se range devant un arrêt perdu bien au-delà du centre-ville.

Aérienne, Juliette descend du véhicule, sous le regard du chauffeur visiblement charmé par cette jolie jeune femme sportive. Le brave homme ne soupçonne pas ce qui va se jouer pour sa passagère, car la course dans laquelle elle va se lancer ce matin n'a rien d'un banal entraînement. La distance sera modeste, mais les enjeux énormes. C'est d'ailleurs pour ne pas arriver exténuée et en sueur qu'elle s'est rapprochée en empruntant les transports en commun. Le conducteur n'a également aucune chance d'imaginer le temps qu'il lui a fallu pour élaborer cette tenue apparemment si simple…