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Juliette réalise qu'il la fixe bizarrement. Devant l'urgence absolue qui lui commande de ne pas passer pour une cruche, elle arrive tant bien que mal à reprendre le contrôle de ses pensées. S'il ne succombe pas à ses vêtements soigneusement sélectionnés, c'est sans doute à cause du contre-jour dans lequel elle se trouve. Pour mieux se placer dans la lumière et lui permettre d'apprécier le résultat de ses efforts qui méritent au moins un prix à Stockholm, elle commence à se décaler sur le côté, en crabe. Son regard ne la lâche pas pendant qu'elle fait ses pas chassés. Que pense-t-il de son comportement déroutant ? Il va finir par renifler son malaise. Les grands gibiers en sont capables. On raconte qu'ils peuvent sentir la peur d'une huître à des dizaines de mètres. Et la trouille d'une tarte ? Parce que c'est exactement ce que Juliette a l'impression d'être. Cette fois, c'est sûr, il va se barrer dans les bois et ce sera terminé. Parce qu'une tarte ne peut pas courir derrière un grand cerf. Une huître non plus, d'ailleurs. La dernière image qu'elle aura de lui, ce sera ses petites fesses musclées qui sautent par-dessus les buissons. Il y a pire comme souvenir.

— Alors, cette réparation ? arrive-t-elle enfin à dire.

Après un instant de flottement, il répond :

— Encore quelques bosses à aplanir pour positionner un dernier renfort, et tout sera arrangé. Vous savez, c'est bien parce que c'est vous que je le fais, parce qu'en principe, on n'a pas le droit de bricoler les structures d'une voiture comme ça.

Juliette n'a entendu que « c'est bien parce que c'est vous… ». Dehors, il doit y avoir des centaines de tourterelles qui roucoulent.

Il lui fait signe d'approcher.

— Vous voulez voir ?

Juliette fait un effort surhumain pour ne pas se précipiter vers lui en hurlant de joie. La dernière fois qu'elle a dû faire preuve d'une telle maîtrise, elle devait avoir dix ans. Sa marraine l'avait emmenée dans la meilleure pâtisserie de la ville en lui disant : « Tu peux manger tout ce que tu veux. » Juliette avait quand même réagi curieusement. Elle est convaincue que c'est depuis cet épisode que les pâtissiers mettent des vitrines entre les gâteaux et les clients.

Ce petit chou-là est d'un autre genre. Elle le rejoint sous le pont hydraulique. Comme c'est romantique ! D'habitude, le premier baiser, c'est sous le gui, pas sous une bagnole en panne.

— L'axe de maintien du châssis était tordu.

— Vraiment ?

— Pour éviter une faiblesse, je rajoute une pièce qui va rigidifier l'ensemble.

— Passionnant. Et c'est avec ce bidule que vous collez le métal ?

— C'est un poste de soudure à l'arc, mais il faut être précis parce que le réservoir n'est pas loin.

— Bien sûr, je comprends.

— J'ai été obligé de le vider soigneusement parce que sinon, vous imaginez ce qui risquerait de se passer…

— Évidemment, votre grosse baguette qui fait des étincelles pourrait le percer.

Elle ne réalise pas bien ce qu'elle vient de dire. On dirait que lui, si.

— Mon électrode de soudage pourrait surtout le faire exploser !

— Bien sûr, et ça ferait un gros boum.

Elle n'est pas dans son état normal parce qu'elle n'a jamais été aussi proche de lui. Elle perçoit son parfum, d'un autre genre que ceux pour lesquels on fait de la pub dans les magazines. Il sent le métal brûlé, avec en arrière-plan la fragrance d'un gel douche fraîcheur marine fait exprès pour les garçons qui sont convaincus que ça sent bon. Il détaille le reste de la réparation. Juliette profite de ce qu'il est occupé à lui donner des explications dont elle n'a absolument rien à faire pour fermer les yeux et s'enivrer de son odeur. Elle respire profondément pour s'en imprégner la mémoire. Elle ne veut jamais oublier ce moment-là. Elle rangera ce parfum unique dans sa banque de données olfactives, entre celui des quatre-quarts à la fleur d'oranger de son institutrice et celui de la forêt quand tombent les premières gouttes de pluie.

De près, il est encore plus séduisant. Chacun de ses gestes dégage une puissance tranquille. Tout à coup, Juliette voudrait être télépathe, elle rêve de prendre le contrôle de son esprit. « Enlace-moi, je le veux. » Et si soudain, là, il décidait de la prendre dans ses bras ? S'il posait les mains sur elle ? Qu'est-ce que ça ferait, à part qu'on pourrait compter ses traces de doigts et même ses empreintes noires sur son top clair ?

Cette fois, c'est lui qui la regarde sans rien dire. À la poursuite de ses émotions, Juliette ne s'est pas aperçue qu'il avait fini son exposé. C'est elle qui s'est fait surprendre. Le grand cerf jauge la chasseuse. Miracle, il ne fuit pas. Leurs regards se croisent, et ils sont aussi gênés l'un que l'autre. Pour masquer son trouble, il ramasse un outil au hasard. Juliette hésite à en faire autant. Mais que ferait-elle de ce qui ressemble à un décapsuleur géant ? Les bouteilles de cette taille n'existent pas, sauf dans les contes de fées pour ivrognes.

— Vous êtes garagiste depuis longtemps ?

— J'ai grandi ici, l'atelier appartient à mon oncle. C'est lui qui m'a élevé. Je n'étais pas vraiment fait pour les études, alors plutôt que de me laisser traîner dans la rue, il m'a mis au boulot. Je ne sais rien faire d'autre, et ça me va. Je suis bien ici.

— J'espère que votre petite amie aime les voitures…

Comment a-t-elle osé poser cette question ? Avec ses gros sabots, elle va tout gâcher.

— Je n'en ai plus. Justement parce qu'elle détestait la mécanique. Tout ce qui l'intéressait, c'était les centres commerciaux, les habits neufs et les sorties pour manger ailleurs ce que l'on peut cuisiner chez soi.

Pourquoi répond-il cela ? Lui aussi risque de tout gâcher. À eux deux, ils vont finir par aller dans le mur. Au moins iront-ils ensemble. Lorsque Céline et Eugénie demanderont ce qu'ils ont fait pour leur première sortie, Juliette pourra répondre : « On a fait une chouette balade, on a foncé droit dans le mur ! »

Pour faire diversion, Juliette tend la main et touche la pièce ajoutée sur sa voiture.

— Attention ! s'écrie-t-il.

Avant qu'il ait pu dévier le geste de la jeune femme, elle effleure le métal encore chaud et se brûle. Elle pousse un cri de douleur et grimace. Le garagiste, d'habitude si calme, panique.

— Merde, merde, merde !

Envahi par un sentiment de culpabilité, il se tord les mains.

— Venez au bureau, j'ai une trousse de secours.

Juliette s'efforce d'être courageuse. Même si la brûlure ne semble pas trop grave, la douleur est vive. Dans le local vitré, il lui désigne une chaise. Juliette s'assoit et regarde autour d'elle tandis qu'il se met à chercher sans ménagement dans une armoire. Un bureau en désordre, des facturiers, un vieil ordinateur et, au mur, un calendrier avec des filles dénudées. Pendant ce temps-là, lui continue à dégager tout ce qui l'empêche de trouver ce qu'il traque. Les sangliers font pareil avec leur groin.