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— Je sais qu'elle est quelque part…

Soudain, il extirpe une petite boîte qu'il brandit, victorieux. Depuis combien de temps est-elle là-dedans ? Il s'agenouille devant Juliette en sortant des compresses et du désinfectant.

— Donnez-moi votre main, s'il vous plaît.

Juliette va graver cette phrase en lettres d'or au panthéon de ses souvenirs. Ce n'est pas tous les jours qu'un homme vous la murmure, encore moins un genou à terre. Encore faut-il faire abstraction du fait que la scène se déroule dans un garage tout pourri, que son doigt l'élance et que les produits qu'il va utiliser pour la soigner ont plus de chance de la tuer que de la soulager.

Il verse ce qui, jadis, a dû être du désinfectant. Là, tout de suite, ça sent ce que les mineurs doivent boire au fin fond de la Sibérie pour oublier l'hiver. Juliette ne peut que saluer la tentative de soin, même si, compte tenu de l'environnement et des doigts tout crasseux de son infirmier, le résultat s'annonce aléatoire. Il se tient baissé devant elle. Elle promène son regard parmi ses cheveux brillants ; elle pourrait sans problème les toucher.

— Vous avez mal ?

— Ça va déjà mieux, ne vous en faites pas.

— Je suis désolé, c'est ma faute, je n'aurais pas dû vous attirer sous le pont…

— Si, vous avez bien fait, j'ai vraiment aimé.

Il relève la tête, surpris.

— Pour de vrai, vous avez aimé ?

Elle a du mal à soutenir son regard. Il est tellement intense qu'il va même jusqu'à provoquer une sorte de court-circuit dans la tête de la jeune femme. En une fraction de seconde, frappée par un éclair de lucidité, elle réussit à percer l'un des sortilèges qui font d'elle sa victime consentante. L'homme ne lui cachait pas ce charme, mais elle était aveuglée et n'en avait pas pris conscience jusque-là. C'était pourtant évident : il ne joue jamais, il n'utilise aucun des codes en usage lorsqu'un homme s'adresse à une femme. Il est authentique, extraordinairement vrai. Aucun faux-semblant, rien d'artificiel. Il n'accorde peut-être aucune attention à ses vêtements, mais il lui parle avec une désarmante simplicité. Plus impressionnant encore, il la regarde avec une liberté telle qu'elle a devant lui la sensation de se retrouver nue. C'est la panique. Son esprit vient de disjoncter, son cœur s'emballe. Elle ne peut rien dire, rien articuler, sauf des mots de nouveau-né qui ouvre ses yeux ébahis sur un vaste monde dont il ignore tout. « Agueu agueu. » Tais-toi, Juliette.

Elle sent monter en elle des sentiments dont elle n'avait pas idée. De peur qu'il ne lise dans ses yeux, elle baisse les paupières. C'est un rempart bien mince face à cette drôle de vague qui déferle en renversant tout sur son passage.

Il lui prend la main aussi délicatement que maladroitement, badigeonne la blessure qui devient déjà une cloque avec une crème dont les reflets étranges ne sont pas sans rappeler ceux des flaques d'huile. Il est nettement moins à l'aise qu'avec une clé à molette. Elle sent son doigt qui effleure le sien. Finalement, elle a bien fait de se brûler. La douleur n'est rien comparée au bonheur qu'elle éprouve.

— Je vais vous emballer ça avec un pansement.

— Je m'appelle Juliette.

Il la regarde.

— Je le sais, je l'ai vu sur vos chèques.

Il hésite.

— Moi, c'est Loïc.

En confiant son nom, il frappe son torse avec sa main pour signifier que c'est bien de lui qu'il parle. On dirait un explorateur qui s'adresse à une créature indigène primitive et veut être certain d'être bien compris. Juliette s'attend à ce qu'il ajoute : « Je viens en paix et je vais te faire de beaux enfants », mais il se contente de terminer le pansement n'importe comment avec un morceau de sparadrap qu'il découpe tel un sauvage avec ses dents.

— Ne tardez pas à montrer la brûlure à un pharmacien, dit-il, je crois que la pommade est périmée.

Juliette lève le doigt et contemple le résultat avec amusement.

— J'espère que vous êtes plus doué pour les soudures, parce que ça m'étonnerait que ça tienne longtemps.

Tous les deux se mettent à rire bêtement, lui comme un sanglier qui fait des bruits avec son groin, et elle comme une chèvre après une insolation. Mais cela n'a aucune importance. Ils sont magnifiques.

15

Avec douceur, Céline dépose la longue veste à basques sur la grande table de couture. Un modèle comme ceux que portaient les nobles sous le règne de Louis XVI, ayant servi dans différentes pièces du répertoire classique. Sous la lumière vive des lampes, bien étalé, le vêtement ressemble à un patient qui attendrait d'être opéré. C'est un peu ce qui se prépare.

Quand il n'y a pas de costume à créer pour un nouveau spectacle, Céline utilise son peu de temps libre et ses talents pour entretenir et réparer les éléments les plus précieux du stock du théâtre. Elle passe en revue les pièces entreposées et consacre son savoir-faire aux plus abîmées. En l'occurrence, ce sont les coutures du dos qui ont cédé, et quelques ornements brodés qui ont besoin d'être consolidés.

Seule dans l'atelier de confection, Céline choisit son fil sur le râtelier des bobines. Son œil expert hésite entre un coton dont la couleur correspond et un polyester plus sombre mais plus résistant. Elle a toujours aimé coudre et réaliser toutes sortes d'articles. Initiée et formée par une voisine âgée qui possédait une machine, elle avait fait de ses habits de poupée, sacs, pochons et trousses en tous genres ses premiers travaux d'exercice et de jeu. C'est à cette époque que le ronronnement du mécanisme de la vieille Singer était peu à peu devenu sa musique d'enfance, rassurante. Le mouvement régulier de l'aiguille qui, tour à tour, se levait et s'abaissait pour unir des tissus la sécurisait en lui procurant une véritable satisfaction. Associer différentes pièces, les lier pour leur donner une forme et une utilité… Une philosophie en soi. Dès son adolescence, elle avait souhaité en faire son métier, mais ses parents avaient jugé plus rassurant de l'orienter vers des études administratives. Même si cela avait longtemps constitué un regret pour elle, ce n'était plus le cas aujourd'hui puisqu'elle arrivait enfin à exprimer sa passion à travers son engagement dans la troupe.

Par la porte restée ouverte, des pas rapides qui résonnent attirent son attention. Quelqu'un approche en courant. Intriguée, Céline suspend sa couture. Personne ne se hâte jamais dans le théâtre, hormis en coulisses, juste avant le lever de rideau.

Eugénie apparaît soudain, rouge et hors d'haleine.

— Pourquoi galopes-tu comme ça ? s'étonne Céline. Que se passe-t-il ?

La visiteuse reprend son souffle.

— Rien de spécial, j'étais pressée de te voir.

— C'est gentil, mais quand même. Te voilà dans un bel état…

— Personne ne m'a prévenue que tu étais arrivée. Si je n'avais pas vu Ulysse bricoler avec Victor, j'aurais pu te louper !

D'un pas volontaire, Eugénie contourne la table et serre fort son amie dans ses bras.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? On dirait que tu ne m'as pas vue depuis des mois.

— Je suis heureuse de te retrouver, c'est tout.

— Attention de ne pas te piquer avec mon aiguille…

Céline est surprise par cette marque d'affection inhabituelle. Eugénie le sent, mais elle ne peut pas lui avouer que la nuit précédente, sur le toit, il s'en est fallu d'un souffle pour qu'elles ne se revoient jamais.

Après une étreinte bancale, la gardienne relâche son amie et prend place sur l'un des hauts tabourets.

— Je n'avais pas vu Ulysse depuis la semaine dernière. J'ai l'impression qu'il a encore grandi.