Top régie. La sonnerie de l'appartement résonne une nouvelle fois. Le public retient son souffle. Pourtant, personne n'a de doute sur l'identité de celui qui s'annonce, et tout le monde l'attend avec gourmandise. La porte s'ouvre sur une exclamation de la salle. L'arrivée est si vive qu'elle fait onduler tout le fond du décor.
Comme espéré, c'est bien le bonheur qui entre. Il dépose un bouquet de roses rouges aux pieds de celle qui, désormais, rayonne. Lorsque le sympathique prétendant aperçoit l'infâme ex, il ne se démonte pas. L'homérique combat des mâles pour les yeux de la belle commence. Les codes sont respectés, la mise en scène est simple mais réglée au cordeau, les comédiens se déplacent selon un ballet parfaitement maîtrisé. Les piques rythment l'affrontement, les répliques s'échangent comme des coups de poing ou des tirs de snipers. Celui qui aime d'un amour sincère enchaîne les réflexions qui déclenchent des cascades de rires dans les rangs. « On dit que l'amour est aveugle, mais quand j'entends votre voix perfide, je suppose qu'il doit aussi être sourd » ; « Ne bougez plus, vous êtes parfait ! Sous cet angle, vous pourriez jouer le traître dans n'importe quelle mauvaise série… »
Eugénie connaît chaque mot des dialogues et ne les trouve pas drôles. Elle sait aussi l'histoire qui se joue derrière le masque des personnages… Sous les traits de la « femme bafouée » et de son « ancien amour », se livre également une petite guerre entre deux comédiens de seconde zone, Natacha et Maximilien. Tous deux, en mal de reconnaissance, essaient de se chiper les scènes à coups de surenchère. L'un et l'autre sont convaincus d'être le meilleur, génie injustement sous-estimé que son médiocre partenaire empêche de s'élever jusqu'à son firmament. Chacun se considère comme le souverain naturel dont ce modeste théâtre serait le royaume. Ils ne sont jamais meilleurs que lorsqu'ils doivent se haïr… Ces pathétiques luttes d'ego fatiguent toute l'équipe, mais elles offrent aussi une savoureuse seconde lecture à la représentation. Chaque soir le même texte, mais chaque soir une nouvelle passe d'armes pour qui sait l'entrevoir.
Glissant tout au bord de son siège, Eugénie s'avance pour étudier la salle. Elle pose le menton sur ses mains croisées au-dessus des moulures dorées du balcon. Ainsi installée, elle sort partiellement de la pénombre. En embuscade, son profil baigné par la chaude lueur de la scène, elle semble fomenter un complot. De son perchoir, à l'affût, elle peut en toute impunité scruter l'assistance qui regarde ailleurs.
Étonnant parterre, fascinante assemblée renouvelée au gré des jours. Éphémère réunion d'individus qui n'ont rien en commun mais qui, pour quelques heures, partagent le cours d'une même histoire. Toutes les générations, tous les milieux, hommes, femmes, familles, célibataires, couples, copines venues se changer les idées. Eugénie les détaille au hasard. Elle identifie ceux qui se sont habillés pour être élégants ou pour se faire remarquer. Elle reconnaît ceux qui viennent régulièrement quel que soit le spectacle, comme Marcelle et Jean, le petit couple de retraités, et ceux qui choisissent un événement précis. Chacun réagit à sa manière. Elle en voit qui se recroquevillent sur eux-mêmes pour ne pas gêner leurs voisins. Elle repère ceux qui vivent littéralement la pièce et dont le corps réagit à chaque rebondissement, alors que d'autres intériorisent. Certains — surtout certaines — passent aussi beaucoup de temps à vérifier l'effet produit par les répliques sur leur voisin… Tous ont les yeux qui brillent. Pourquoi ces gens si différents sont-ils là ce soir ? Quel écho ce vaudeville trouve-t-il en eux ? Avec quelle part des personnages ou d'eux-mêmes ont-ils rendez-vous ? Pourquoi ces humanités se retrouvent-elles en communion devant cette pantomime de l'existence ?
Cette question intéresse Eugénie bien plus que la pièce elle-même. Elle se la pose d'ailleurs à chaque nouveau spectacle. Quelle force d'attraction faut-il pour inciter tous ces chemins à venir se croiser ici, sous les ors, au creux des velours rouges, assis les uns à côté des autres devant ces fables ?
À force d'y réfléchir, Eugénie a peut-être trouvé la réponse. C'est cette réponse qui lui a donné envie de postuler pour l'emploi de gardienne dans ce théâtre. Cette réponse qui tous les soirs la pousse à venir inlassablement voir et revoir.
Comme eux, elle est là pour éprouver des sentiments. Elle est là pour sentir son cœur battre. Pour voir la vie telle qu'on la rêve et non telle qu'on la vit.
Ce théâtre est un véritable tube à essais. Chaque spectacle est une expérience unique mettant en contact un principe actif émotionnel avec des cellules vivantes. Certaines virent au rouge, d'autres blêmissent ou tremblent, mais rares sont celles qui sont immunisées.
Rire, frémir, croire, se réjouir ou se révolter en contemplant les parcours mouvementés que d'autres affrontent. Pouvoir s'impliquer sans courir le moindre risque. Vivre d'autres vies en restant confortablement assis. Jusqu'à oublier sa propre existence.
Chaque soir, comme une espionne en planque au-dessus de ces gens assoiffés d'émotions, Eugénie se demande où sont passées les siennes. Où sont ses élans, ses rêves et ses espoirs ? Qu'est devenue l'énergie qui, pendant si longtemps, lui a permis d'avancer sans jamais douter ? Son moteur tousse-t-il avant de caler ?
Elle estime pourtant ne pas avoir le droit de se plaindre. Elle est en bonne santé, elle a obtenu le poste qu'elle convoitait et ne manque de rien. Comparée à beaucoup, elle a de la chance. Cela suffit-il pour être heureux ? La vie est plus complexe que cela.
Le fait que ses parents soient récemment disparus ou que ses enfants s'éloignent pour faire leur vie ne rentre pas dans la liste de ce qui est communément reconnu comme des catastrophes. Cela ne tire de larmes à personne. C'est la vie et tout le monde y passe un jour ou l'autre. Pourtant, qu'est-ce que ça fait mal…
Eugénie n'a plus personne devant et plus grand-monde derrière. Ça change votre vision des choses. Malgré cela, ce genre de fissure intime ou de remise en cause n'est presque jamais choisi pour devenir le sujet d'une pièce ou d'un film. On n'en parle pas à ceux qui y passeront, et on n'écoute pas ceux qui l'ont traversé. Pas vendeur, pas glamour. Alors chacun gère comme il peut au moment où il y est confronté, en gardant pour lui les blessures qui résultent de ces combats parfois violents mais toujours silencieux.
Eugénie n'est plus vraiment jeune et pas encore tout à fait vieille. Qu'est-ce qu'on fait quand on en est là ? À qui peut-on poser les questions ? À qui peut-on seulement confier ses doutes ? Elle flotte entre deux clichés, au cœur de la zone grise dont personne ne dit jamais rien. Son énergie y est enlisée. Perdue à force de choix qui ne changent pas grand-chose. Enfouie sous les années vécues auprès d'un mari adorable à qui elle ne peut rien reprocher, mais qui semble désormais aussi fatigué qu'elle.