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Elle a désormais une bonne raison de rester en vie : elle va se sacrifier pour ceux qu'elle aime. Cette simple idée ranime en elle une vigueur oubliée. Ses mains tremblent, elle sent des fourmillements dans ses jambes. C'est décidé : elle sera l'arbre qui brave la foudre pour qu'à ses pieds, les jeunes pousses puissent croître. Elle sera le poisson-clown qui attire les requins pour sauver ses semblables. Elle sera le rocher qui brise les vagues pour que la plage reste sûre. Elle sera la main de la chance, quitte à mettre les doigts dans la prise.

La révolte face au scandale qui touche son amie aura été son électrochoc. Comme Frankenstein, frappée par cet éclair, elle va se lever et aller mettre des baffes à tout le monde. Brontosaure qui revient à la vie n'a plus peur d'aucun défi. Elle se le jure, plus jamais elle ne sera la poule qui pond un œuf au bord d'une falaise. Elle ne sera plus non plus le lapin qui ronge la ficelle de la guillotine dans laquelle il s'est coincé.

Toutes ces leçons apprises, toutes ces épreuves endurées ne lui serviront sans doute plus à rien pour elle-même, mais elle peut en faire bénéficier ceux en qui elle croit. Quand on ne craint plus pour sa vie, on est libre ! Ce que ses proches n'osent pas faire, elle le fera pour eux. Elle ne veut plus mourir. La grande faucheuse peut aller se faire shampouiner.

Pour la première fois depuis des mois, Eugénie sent son cœur battre.

— Combien te doit ton ex ?

— À force, ça fait presque dix mille.

Eugénie est en ébullition.

— Si je te disais que j'ai une idée pour les récupérer ?

16

Un cri de femme déchire le silence. Un hurlement épouvantable, suraigu. Impossible de savoir d'où il provient. Dans la salle du théâtre, aucun des machinos qui s'affairent sur la scène ne réagit. Olivier continue à soulever ses caisses deux fois alors qu'une seule suffirait. Seule Laura, qui attend de faire sa première soirée d'ouvreuse, semble s'inquiéter.

— Vous n'avez pas entendu ? lance-t-elle timidement.

Olivier lui répond en continuant de faire des haltères avec sa charge :

— T'en fais pas, c'est Chantal, elle a dû croiser une souris.

Un autre technicien complète :

— Quand c'est plus rauque et que tu entends une bordée d'injures juste après, c'est Annie qui a vu une araignée.

— Il y a des souris ? s'étonne Laura.

Olivier pose son fardeau et se redresse.

— C'est même leur palais. Tu imagines, tous ces recoins, ces structures creuses, ces espaces où aucun humain ne met jamais les pieds ? C'est un paradis pour elles. Si en plus elles apprécient le théâtre, elles peuvent aller au spectacle tous les soirs, et sans être obligées de porter un smoking. Elles viennent à poil ! Du coup, on est super bien placés dans les guides de voyage pour rongeurs…

— Il vous faudrait un chat, propose Laura sérieusement.

— Un bataillon de chats, tu veux dire, avec des casques à vision nocturne et des détecteurs infrarouges ! Blague à part, il n'y a pas grand-chose à faire. C'est une paix armée. On se partage le bâtiment, le jour c'est nous, et la nuit c'est elles. Tu en as peur ?

— Non, ni des araignées d'ailleurs.

— Génial, on a besoin de jeunes qui n'ont peur de rien !

Olivier saute au bas de la scène et vient serrer la main de la nouvelle venue.

— Alors, si j'ai bien compris, tu es la nouvelle ouvreuse ?

— Je vais tenter ma chance.

— T'inquiète pas, c'est facile, tu verras. Pour les placer, c'est comme à la bataille navale, G12, touché coulé ! En plus, l'équipe est sympa. Heureusement d'ailleurs, parce que c'est pas pour ce qu'on est payés qu'on resterait, vu qu'on est quasiment tous bénévoles !

— Monsieur Olivier, je peux vous poser une question ?

Le machiniste fait semblant d'avoir pris une balle dans le cœur et de tomber à la renverse.

— Tu m'as flingué. Je viens de choper cent dix ans ! « Monsieur » Olivier… Tu parles d'un coup de vieux ! Ici, pas de chichi, pas de monsieur ou madame, sauf pour Taylor qui est un peu les deux… Tout le monde se dit « tu ».

— Je peux quand même poser une question ?

— À vot' service, ma p'tite dame.

— Pourquoi soulevez-vous vos caisses plusieurs fois avant de les déposer ?

— Ah, tu as remarqué ça… Vois-tu, je déteste les salles de sport et j'aime bien m'entretenir. En multipliant les mouvements, je pratique ma muscu tout en faisant utile.

Laura ne réagit pas. Furtivement, elle évalue quand même la carrure de son interlocuteur et constate que bien que n'ayant rien de l'aspect gonflé des culturistes, il semble effectivement bien taillé.

— Je peux « te » poser une autre question ?

— Je t'en prie. Un conseil coiffure, un secret de beauté ?

— Pas vraiment, merci…

Elle lui désigne discrètement le rang du fond où un homme est assis à côté d'un mannequin habillé en footballeur américain.

— Vous savez qui c'est ?

— Celui qui bouge, c'est Arnaud, l'éclairagiste, il attend qu'on ait fini de dégager le plateau pour peaufiner ses lumières. À côté, celui qui ne bouge pas mais qui sourit tout le temps, c'est Norbert, son pote. Hier, il l'avait habillé en marin pêcheur.

— Est-il normal qu'Arnaud parle à ce mannequin ?

Olivier s'approche et lui souffle :

— Chère Laura, tu te trouves dans l'un des derniers lieux de cette planète où tout le monde se fout éperdument de ce qui est normal ou pas. Ici, tant que tu es gentil avec les autres, tu peux être qui tu veux, comme tu veux.

La jeune fille sourit. L'idée lui plaît.

— Tu crois que je peux aller leur dire bonjour ?

17

Assise devant le miroir d'une loge, Juliette contemple son visage. Les nombreuses ampoules qui bordent la coiffeuse ne suffisent pas à lui renvoyer une mine réjouie. La jeune femme est inquiète.

Les coudes sur la tablette, elle s'avance, comme si se voir de plus près allait améliorer sa situation. Soudain, elle se décoiffe à nouveau avec une belle énergie. Que peut-elle essayer d'autre ? Son chignon coiffé/décoiffé ne lui plaît plus. Il n'est pas adapté à Loïc. Dépitée, elle murmure pour elle-même :

— Ma pauvre fille, il va te falloir bien plus qu'une bonne coupe pour l'attraper, celui-là. Il n'est pas comme les autres.

Elle parle toute seule, en se regardant droit dans les yeux. Elle joue avec ses cheveux, les relève, lisse ses mèches, oriente son visage pour essayer de découvrir d'autres versions d'elle-même, mais quelque chose l'avertit déjà que le plus simple sera le mieux. Inutile de se perdre en déclinaisons frelatées. Comme lorsqu'elle était gamine, la queue-de-cheval sera parfaite. Elle devine qu'avec lui, elle va devoir oublier tous les artifices habituels. Un nouveau départ.

Une minuscule striure près de son œil attire tout à coup son attention. Elle s'approche encore de son reflet pour être bien certaine de ce qu'elle a cru voir.

— Une ride, s'écrie-t-elle, une saleté de ride !

Épouvantable signe du destin, funeste présage du temps qui vient de la saisir entre ses griffes pour l'emporter vers les affres de la déchéance. La voilà damnée ! Les tourterelles n'ont pas de rides, elles. Les huîtres non plus, d'ailleurs.

Juliette se colle à la glace pour mieux étudier l'infamie. Ce qu'elle considère à présent comme une cicatrice qui la défigure irrémédiablement est en fait microscopique et bien seule sur ce minois si frais. Ce qui ne l'empêche pas de provoquer un effet inversement proportionnel à sa taille. Juliette se tire la peau pour tenter d'effacer l'affront, mais la solution s'avère pire que le problème. Ainsi liftée, elle ressemble à ces stars plus tendues qu'un tambour qui ont les yeux d'un sumo, les joues creusées d'un extraterrestre de série B et la bouche d'un oursin qui rêve de gober une pomme. Bon appétit.