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Pour le moment, elle se hasarde sur la scène, isolée de la salle par les lourds rideaux de velours. Posé par terre, à l'autre extrémité, elle aperçoit le bouquet de roses artificielles qui symbolisera à nouveau l'amour lors de la prochaine représentation.

Vu d'ici, le décor de l'appartement pourrait sans problème passer pour authentique. Eugénie se laisse aller à imaginer qu'elle habite réellement cet endroit. Quelle serait sa vie ? À quel étage se trouverait le logement ? À quoi ressembleraient ses voisins ? Dans quelle rue serait situé cet immeuble ? Autour de ces pièces, c'est tout un univers qui se cristallise dans son esprit. Quel serait le contenu du frigo ? Quel métier pratiquerait-elle ? Quel homme serait le sien ? Lui offrirait-il de véritables roses ?

Les réponses qui lui viennent la perturbent parce qu'aucune ne correspond à ce qu'elle vit en réalité. L'une des vertus du théâtre est de nous projeter dans d'autres vies que la nôtre, mais pour Eugénie, seule au milieu de la nuit, c'est déstabilisant. L'unique paramètre que son cerveau se refuse à modifier concerne ses enfants. Elle ne peut envisager personne d'autre que Noémie et Eliott. Elle s'est construite pour eux, adaptée à eux. Elle est l'abri qui les a vus grandir.

Ici comme n'importe où ailleurs, elle attendrait avec impatience de retrouver « ses petits » dès qu'ils en auraient envie ou besoin. Ici aussi, elle guetterait leurs pas. C'est finalement pour Eliott et Noémie qu'elle aura appris à dépasser ses propres limites. C'est pour eux qu'elle s'est jetée à l'eau. Ils nagent sans elle à présent, dans leur propre ligne d'eau. Ils n'ont plus besoin ni de brassards ni de bouées. Et c'est en pèlerinage qu'elle retourne dans le petit bain, pour se souvenir du temps où elle les portait à chaque instant. Ce sentiment est en elle, où qu'elle soit. Ce n'est pas un décor qui définit qui l'on est, mais les affections qu'aucun contexte ne peut faire oublier.

Elle passe les CD en revue comme le fait Natacha dans la pièce. Après avoir sillonné le plateau, elle revient au centre et pose les mains sur le dossier d'une des chaises de la table d'amoureux. Machinalement, elle s'y installe et se tourne vers des spectateurs imaginaires.

Les grands rideaux clos qui se dressent devant elle la fascinent. Étrange frontière entre le réel et l'illusion, filtre magique qui retient les émotions avant de s'ouvrir pour les laisser se déployer vers le public. Comme il doit être angoissant de les voir s'écarter… Quel effet cela fait-il de parler à des centaines de personnes ? Il est déjà si difficile de parler vraiment à une seule… Que dirait-elle si le rideau s'ouvrait sur une salle pleine ? Le simple fait d'y penser lui donne le vertige. Eugénie ne se voit pas jouer la comédie. Elle en est incapable. Seule la vérité des sentiments présente un intérêt à ses yeux. Même se distraire ne doit pas être superficiel. L'existence est trop courte et nous en savons si peu. Il faut apprendre sans cesse, traquer ce qui peut nous aider à tenir, à accomplir sans blesser, à survivre. N'est-ce pas ce que les gens viennent chercher ? Le vrai de la fable ? C'est la part du vécu, l'essence du ressenti que l'on vient recueillir. Chacun attend l'instant où l'histoire contourne le déjà-vu pour aller toucher cet endroit secret caché tout au fond de nous. L'expérience intime nichée dans un texte universel, comme un grain de pollen accroché à la patte d'une abeille qui, sans même en être consciente, l'emportera là où il deviendra fécond.

Eugénie serait incapable de se glisser dans la peau d'une autre. Cela exige un talent qu'elle ne possède pas. Que pourrait-elle bien dire d'intéressant ou d'utile ? À défaut de pouvoir donner des leçons ou montrer la voie, elle commencerait par raconter ce qu'elle a loupé, ce qu'elle regrette d'avoir dit, d'avoir fait, sans oublier toutes les fois où elle n'a rien dit ni rien fait alors qu'elle aurait dû. Toutes ces nuits durant lesquelles elle a perdu espoir. Elle aurait aussi envie d'évoquer tout ce dont elle est consciente aujourd'hui et que les autres ne voient pas encore. Certains pourraient sûrement y trouver des réponses pour leur propre vie. Ce serait sa façon à elle de ne pas avoir vécu pour rien.

— Céline, tu devrais laisser tomber l'autre abruti.

Sans même s'en rendre compte, elle s'est mise à parler à voix haute.

— Il te raconte tout ce que tu rêves d'entendre pour obtenir ce qu'il convoite. Il te fait miroiter la promesse d'un futur qui n'aura jamais lieu en échange d'une étreinte immédiate. C'est une arnaque. Il te laissera tomber dès que tu lui demanderas de tenir ses promesses ou pire, dès qu'il se sera trouvé une proie aussi naïve que toi et sans doute plus jeune. Il ne faut rien attendre des hommes qui sont capables de se comporter ainsi. Ils ne changent jamais, et surtout pas pour une femme qui commet l'erreur de les prendre au sérieux. Ces ordures méprisent ceux qui les respectent.

Prononcer les mots, sentir sa poitrine vibrer de ces vérités qu'elle ne peut jamais avouer, lui fait un bien fou. Verbaliser ce qu'elle pense lui décoince l'esprit et le cœur.

— Eliott, mon grand, je sais que ta vie est compliquée mais s'il te plaît, ne nous tiens pas à l'écart. Nous ne sommes pas là pour te juger mais pour t'aider. C'est ce que nous nous sommes toujours efforcés de faire, peut-être maladroitement, mais sincèrement. Ne nous tiens pas rigueur d'avoir osé te dire ce que tu aurais dû admettre par toi-même. Ne te coupe pas des seuls qui n'ont rien à te vendre ni à te demander. Nous ne sommes là que pour te donner. Tu manques même à ta sœur. Tu réaliseras plus tard à quel point ceux qui sont auprès de toi depuis le début sont importants. Essaie d'en prendre conscience avant qu'il ne soit trop tard. Aujourd'hui, je n'ai plus mes parents. Je ne vois plus le visage de papa qu'en rêve, et je te jure que je donnerais n'importe quoi pour le revoir ne serait-ce qu'une seule fois, lui parler quelques minutes et pouvoir me blottir contre lui. Parce que je t'aime, je ne veux pas que tu ressentes cela un jour et…

Un choc sourd venu des hauteurs du théâtre l'interrompt. Le coup étouffé est immédiatement suivi d'un raclement sinistre. Une peur viscérale s'empare d'Eugénie. Un frisson dévale son dos. Dans le silence sépulcral, l'écho du phénomène se perd parmi l'enchevêtrement de machineries qui surplombe la scène.

Non sans crainte, Eugénie lève la tête. Rien ne bouge dans les cintres. Palans, porteuses, cordages et passerelles sont immobiles. Elle tente de se convaincre qu'il s'agit des structures séculaires qui travaillent, mais elle n'y croit pas.

Malgré l'appréhension, son instinct de gardienne et le devoir qu'elle s'impose de veiller sur le bâtiment la poussent à découvrir la cause de ce qui lui vrille l'estomac. Elle se lève prudemment, avec l'impression d'être tout à coup une cible exposée au milieu d'un champ dégagé. Alors qu'il y a encore quelques secondes, elle était en train d'ouvrir son cœur, elle est brutalement passée à une autre émotion extrême. À présent, chaque recoin l'effraie. Elle n'avait jamais remarqué à quel point cet endroit biscornu offrait des possibilités d'être espionné.

Loin d'être rassurée, Eugénie prend la direction des étages. Sur la pointe des pieds, elle franchit les portes en faisant le moins de bruit possible. À chaque angle, elle redoute qu'une ombre surgisse.

Progresser vers les combles en prenant toutes ces précautions est aussi laborieux qu'anxiogène. Cet endroit familier lui paraît tout à coup terriblement hostile. Chaque pas est une petite victoire sur l'angoisse qui s'accentue.

Alors qu'elle parvient au pied de l'escalier qui conduit vers la zone technique, un nouveau coup retentit, cette fois beaucoup plus proche. Eugénie en est certaine : le bruit provient de la soupente remplie de vieilles caisses.