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Venir ici, dans ce temple du sentiment, vibrer au milieu de ses semblables grâce à d'éternels artifices, permet de s'extraire du quotidien. Pour quelques heures au moins. Peu importe si tout ce qui se déroule sur scène n'est pas vrai. Personne n'est dupe, mais à trop savoir, on finit par avoir besoin d'inventer.

L'ex n'en a plus pour longtemps. Le bonheur va gagner. Tout ira pour le mieux, c'est compris dans le prix du billet. Cela ne change rien pour la gardienne du lieu. Plongée dans son introspection, Eugénie ne suit même plus le déroulement de la pièce. Elle court devant la roue du temps qui la pourchasse et ne va pas tarder à l'écraser. Elle se sent impuissante face à un monde qui lui correspond si peu et qu'elle est convaincue de ne pas pouvoir changer. Au théâtre, les drames et les rédemptions se jouent tous les jours sauf le lundi, mais, dans la vraie vie, les angoisses existentielles ne font jamais relâche.

Dans quelques minutes, les acteurs qui se sont déchirés et haïs avec tant de conviction viendront saluer ensemble, tout sourire, main dans la main — si la lune n'a pas pris feu d'ici là. Karim les applaudira avec enthousiasme, comme toute la salle qui finira par se lever. Une fois le rideau tombé, chacun repartira chez soi, vers sa réalité. Quel horrible mot !

Eugénie ne quittera pas le théâtre. Elle fera sa ronde de sécurité avec Victor, son mari. Ils éteindront les lumières oubliées dans les loges désertes, vérifieront que l'entrée des artistes est bien cadenassée, puis iront se coucher. Elle fermera les yeux, en priant pour que la vie soit clémente avec son fils Eliott et sa fille Noémie. Elle suppliera qu'un dieu les protège, puisqu'elle-même n'en a plus le pouvoir. Comme chaque nuit, éveillée alors que Victor ronfle, elle se demandera ce qu'elle peut encore faire, elle si fragile bien que s'étant souvent battue pour les autres, alors qu'elle n'est plus une tendre demoiselle. Aujourd'hui, consciente d'être minuscule dans un monde tiède, elle ne voit plus d'horizon vers lequel courir.

L'aube finira par venir sans triompher de rien et Eugénie vivra un autre cycle, comme si chaque jour était une vie, de son réveil dans ce grand théâtre vide jusqu'à ce que les lumières s'allument les unes après les autres, du fronton à la salle, pour que le public, les comédiens, l'équipe, et avec eux la vie reprennent enfin possession du lieu.

Finalement, sa seule joie est d'être utile à cet endroit, ce fabuleux amplificateur de sentiments qu'elle vénère depuis sa plus tendre enfance. Elle a déjà hâte de retrouver Céline qui lui dira encore à quel point il est difficile d'élever son ado toute seule. Elle se nourrira aussi de l'énergie débordante de Juliette, qui entre deux chorégraphies, lui parlera du coach sportif qui hante ses journées et surtout ses nuits. Et tout recommencera, crescendo, de plus en plus vite, de plus en plus fort, jusqu'au bouquet final qui marque le point d'orgue pour lequel cet endroit étrange existe. Alors, pendant quelques instants fugaces et précieux, les murs trembleront grâce aux gens debout, qui hurleront en frappant dans leurs mains parce qu'ils y ont cru. Puis reviendront la nuit et le silence.

Eugénie déprime parce qu'elle est convaincue qu'elle n'a plus rien de beau à attendre de l'existence. Le meilleur est passé. Il ne lui reste qu'à se souvenir, à regretter, et à voir cette chienne de vie lui arracher ceux qu'elle aime si fort. Eugénie pense savoir de quoi seront désormais faits ses jours.

Mais les coups de théâtre n'arrivent pas seulement sur la scène. Et si la lune prenait feu, pendant le spectacle ou dans le ciel ? Ceux qui ont survécu avant elle le savent : quand on tombe de haut, on a le temps d'apprendre à voler.

2

Vêtu d'une cape noire, Victor se faufile entre les vénérables piliers des dessous de scène. Dans la quasi-obscurité, on dirait un bandit qui prépare un mauvais coup. La comparaison n'est d'ailleurs pas inappropriée…

Victor perçoit déjà le brouhaha du jeune public avec lequel il a rendez-vous. Passant non loin du trou du souffleur, il tend l'oreille. La rumeur de la salle n'a rien à voir avec celle des représentations du soir. Les enfants piaillent, s'interpellent, rigolent, et les voix des maîtresses peinent à les contenir. Ils sont tout excités d'être là. Ça tombe bien, Victor aussi. Il se frotte les mains avec un sourire malicieux. De toutes les attributions qui sont les siennes en tant que régisseur du théâtre, le rôle de guide lors des visites scolaires est de loin celle qu'il préfère.

Il progresse au cœur des entrailles du bâtiment séculaire jusqu'à rejoindre Olivier, le machiniste. Celui-ci, qui ne perd jamais une occasion de parfaire sa musculature, est occupé pour l'instant à faire des haltères avec un lourd marchepied. Posté près du plateau hydraulique, c'est lui qui élèvera Victor jusqu'aux planches — que ce dernier compte bien brûler.

— Salut, Victor.

— Bonjour, Olivier.

Le machiniste repose l'escabeau et demande :

— Quelle option ce matin ? Siège éjectable façon avion de chasse, ou monte-plats pour assiette de soupe ?

— La voie du milieu est souvent la plus sage : un siège éjectable pour assiette de soupe, s'il te plaît. En tout cas moins violent que la semaine dernière. Il faut quand même que je puisse retomber sur mes jambes sans me les casser.

— À ton service.

— Dis donc, j'ai refait mon cauchemar.

— Celui où tu t'écrases lamentablement contre la trappe avant qu'elle n'ait eu le temps de s'ouvrir ?

Victor hoche la tête.

— C'était horrible, tu avais mis toute la patate et je me suis explosé comme un œuf tombé du nid, mais vers le haut.

— Étrange concept… C'était le jaune ou le blanc qui portait ta cape ?

Les deux hommes rient ensemble et Victor demande :

— À combien comptes-tu pousser ?

— 65 %.

— Monte à 75 %, je veux que les gamins se souviennent de cette visite toute leur vie.

— Pour ça, il vaudrait mieux que tu t'écrases comme un œuf !

Victor grimpe sur l'élévateur et se positionne au centre, en jetant un coup d'œil méfiant à la trappe qui le sépare de la surface. Il vérifie sa tenue et remonte son col. Moitié vampire, moitié pirate, il prend son rôle très au sérieux et se concentre. Il souffle comme un cheval avant la course.

— Je suis prêt. Quand tu veux pour les projecteurs et l'intro.

Olivier pianote sur sa console.

Dans la salle, l'obscurité se fait. Les bavardages des enfants cessent aussitôt. Deux faisceaux lumineux traversent soudain l'espace pour converger vers les immenses rideaux rouges fermés, sur lesquels ils dessinent un disque étincelant. Un roulement de tambour soutenu par des trompettes claironnantes annonce le début de la représentation.

En guise de décompte, Victor respire trois fois, profondément, puis fait signe à son comparse de le propulser. Top.

Comme un diable jaillissant hors de sa boîte, Victor fait une spectaculaire irruption sur le devant de la scène, dans le halo de lumière. Tel un héros vengeur, il retombe en jouant de sa cape.

— Ah, ah ! Vous voilà ! lance-t-il à l'assemblée. Bonjour à tous !

Les jeunes visiteurs — deux classes de CM1 — sont installés aux premiers rangs du parterre. Victor sait que les enfants sont un public de choix qui réagit à tout. Tant pis si une petite fille éclate déjà en sanglots parce qu'elle a pris peur en le voyant surgir. Victor se dit une fois de plus qu'il faudrait sans doute en faire un peu moins quand il accueille des primaires, mais c'est un engagement qu'il ne tient jamais.

— Bienvenue au théâtre Jacila !