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Eugénie aperçoit Laura, à qui elle voulait justement dire un mot. Elle remonte l'allée centrale et l'interpelle :

— Bonsoir ! Tout va bien, parée à gérer la meute déferlante ?

— Ça va, je suis prête, répond la jeune fille sans entrain.

Elle semble éviter de faire face à son interlocutrice. La gardienne poursuit :

— Arnaud nous a raconté que tu lui avais offert deux casquettes identiques, une pour lui et l'autre pour Norbert.

Laura hoche la tête, toujours de biais. Eugénie s'enthousiasme :

— Il était fou de joie ! Il ne la quitte plus et Norbert non plus, même si ça ne va pas vraiment avec le costume d'Indien qu'il portait aujourd'hui. Je te parie qu'ils vont dormir avec !

Laura réagit à peine.

— Ton père travaille dans les travaux publics ? demande Eugénie.

— Non. Pourquoi ?

— Les casquettes sont à la marque d'une société de construction.

— Effectivement.

— En tout cas, tu as fait un heureux, et même deux !

« Ouverture des portes au public dans cinq minutes. » Si l'on en juge par le ton de Daniel, il ne lui reste plus que quelques instants à vivre.

— Je dois aller me mettre en place, madame.

« Madame » ? Quelque chose cloche. L'attitude décidément très inhabituelle de l'ouvreuse alerte Eugénie, qui pose la main sur son épaule.

— Laura, tout va bien ?

La jeune fille s'obstine à détourner le visage.

— Aucun problème, tout se passera bien.

— Pardon d'insister, mais tu n'as pas l'air dans ton état normal…

Eugénie se glisse devant la jeune fille et découvre qu'elle a les yeux rougis. Ses joues portent encore des traces de larmes.

— Tu pleures ? Qu'est-ce qui t'arrive ?

— Rien, pardon, je suis désolée… Cela ne se reproduira plus. Je vous promets que les spectateurs ne le verront pas.

— Ce n'est pas pour le public que je m'inquiète, mais pour toi. Veux-tu que je te fasse remplacer ?

— Non, s'il vous plaît, je veux faire mon travail. C'est important pour moi.

— Tu as eu un problème ici, quelqu'un t'a ennuyée ?

— Non, non. Tout le monde est charmant. Heureusement que je vous ai tous…

— Il s'agit de tes études, d'un petit ami, de tes parents ?

— Je vous assure, ce n'est que moi. Tout va bien.

Le « tout va bien » sent la formule toute faite, mais Eugénie sait qu'elle n'en apprendra pas davantage sans devenir intrusive, ce qu'elle ne souhaite pas.

— Tu sais, Laura, tout le monde ici t'apprécie énormément. Tu t'es parfaitement intégrée à la troupe. Chacun a remarqué ton sens de la diplomatie et ton efficacité. D'ailleurs, plus aucun spectateur ne se plaint depuis que c'est toi qui les places. Tu fais toujours l'impossible pour arranger les cas épineux. Mais ta présence ne se résume pas à ton utilité. Ce n'est pas la philosophie du lieu. On a tous nos problèmes, nos histoires, et parfois, entre nous, on peut en parler et ça fait du bien. Nous sommes une belle bande de branquignols, mais la plupart ont un cœur en or.

— Je sais.

Eugénie lui remet sa frange en ordre et lui caresse la joue.

— N'oublie pas, si tu as besoin, nous sommes là.

27

Le public du vendredi ne ressemble à aucun autre. On y remarque davantage de groupes d'amis, de familles ; moins de célibataires ou de couples. Mais si sa composition est sociologiquement différente, c'est d'abord l'énergie qui s'en dégage qui le distingue. L'ambiance est plus vive, plus réactive. Ça rigole, ça échange, c'est moins formel qu'avec les spectateurs du samedi soir qui sont — avec un jour d'avance — plus « endimanchés ». Comme si ceux qui sortent le soir du dernier jour de travail avaient en commun un appétit de vivre supplémentaire qui les pousse à prendre de l'avance sur leur temps de loisirs. Lorsqu'ils se réveilleront le samedi matin, ils seront déjà sortis, et il leur restera encore deux jours à savourer librement.

Pourtant, depuis sa loge habituelle, ce n'est pas aux spectateurs qu'Eugénie s'intéresse. Elle observe Laura, qui place les arrivants les uns après les autres. À chaque fois un sourire, quelques mots en prenant le temps de les accompagner jusqu'à leur siège, sans perdre de vue ceux qui entrent et se permettent parfois n'importe quoi. Pour maintenir un rythme soutenu, elle compense les précieuses secondes qu'elle accorde à chacun par un retour vers sa base au pas de course. Elle n'est pas seule pour placer, mais c'est de loin celle qui assure le plus. Elle a tout de suite compris l'esprit de sa fonction, et, même si elle n'est pas venue au théâtre pour cela, s'y consacre de bonne grâce. Victor a raison : c'est une petite qui en a sous le pied.

Eugénie la suit des yeux, encore troublée par le chagrin qu'elle a surpris chez la jeune fille. Très discrète, Laura ne laisse jamais filtrer aucune émotion, que ce soit face aux blagues d'Olivier, aux réflexions pince-sans-rire de Victor ou aux comportements arrogants de Maximilien et Natacha. Même pendant les auditions, alors que personne ne se prive de commenter, elle garde sa réserve. Ses larmes sont d'autant plus signifiantes.

La lumière de la salle décline et une petite musique entraînante annonce le début imminent de la pièce. À l'orchestre et aux balcons, chacun se cale confortablement dans son fauteuil. Ayant achevé sa mission, Laura se retire. Sa silhouette recule dans l'ombre jusqu'à s'y fondre. À quoi pense-t-elle à cet instant ? Quelle tristesse cache-t-elle ?

Le rideau s'ouvre sur l'appartement de Cœur à retardement. Lumière du petit matin. Maximilien entre en coup de vent dans le décor, salué par quelques applaudissements. Sur ses gardes, débraillé, sa chemise dépassant à moitié de son pantalon, il s'arrête devant le miroir et se lamente sur les marques de rouge à lèvres que son visage porte encore.

— Mon garçon, tu frôles de plus en plus souvent la limite ! Tu vas finir par te faire prendre…

Une voix féminine l'interpelle d'une pièce voisine :

— C'est toi, chéri ?

— Oui ! Je suis enfin rentré ! Pardonne-moi pour ce retard. Finalement, on a travaillé toute la nuit, mais — bonne nouvelle ! — le contrat est enfin bouclé.

Pendant qu'il ment, il tente d'effacer les traces compromettantes sur ses joues, sans y parvenir complètement. La voix de la femme enchaîne :

— Tu dois être épuisé. Je te prépare un petit déjeuner ? Installe-toi.

— Tu es un ange, je vais d'abord me rafraîchir…

Avec une parfaite synchronisation, il s'engouffre dans la salle de bains au moment précis où Natacha déboule de la cuisine.

En songeant à la portée de la scène, Eugénie comprend pourquoi Céline n'a assisté qu'à une seule représentation de cette pièce. La situation de ce couple doit faire douloureusement écho en elle. Elle aussi a été trompée. Peut-être même a-t-elle entendu certaines de ces répliques si tristement universelles. Comme cette femme qui arrive avec son plateau sous les applaudissements, elle a été aveugle. Mais — et c'est toute la différence entre la réalité et la fiction — elle n'a pas réglé l'échec de son couple en moins de deux heures. Elle n'a pas mis les choses au point et refait sa vie en une soirée. Quant au prince charmant qui viendra lui faire oublier son histoire malheureuse, elle l'attend toujours.