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Maximilien réapparaît, changé, coiffé, et libéré des stigmates de ses infidélités avec une célérité que seules l'ellipse et la mise en scène autorisent. Natacha se précipite à son cou et l'embrasse avec fougue. Un véritable rôle de composition. Alors qu'elle s'installe à table en espérant partager un moment avec lui, il s'affale davantage dans le canapé et commence à feuilleter un magazine. Elle lui raconte sa journée de la veille, qui n'a rien de passionnant mais qui est authentique, alors qu'il s'invente mille péripéties — agrémentées de quelques actes de grandeur chimériques — pour justifier son absence. Il est formel : elle ne connaît pas sa chance d'avoir une vie si facile, alors que lui croule sous les soucis et les responsabilités. Le public note qu'il trouve le moyen de se plaindre alors même qu'il la baratine. Le processus conduisant à la détestation du méchant est enclenché.

Tout l'enjeu de la scène consiste à révéler l'abîme qui sépare les deux protagonistes. Une sincérité naïve manipulée par un odieux cynisme. Plus les spectateurs haïront celui qui se montre fourbe, lâche et cruel, plus la pièce sera un succès.

Ce soir, le jeu de Maximilien a quelque chose de légèrement différent. Il est bondissant et incarne son personnage avec une intensité inédite. Natacha semble avoir un peu de mal à faire preuve de la même présence que lui sur scène. Même en ayant le mauvais rôle, il s'en sort mieux. Eugénie sait que Maximilien n'est pas du genre à faire des efforts sans raison. D'où lui vient cette énergie ? Quelqu'un à impressionner dans le public ? Un nouvel épisode de la guerre infantile que les deux comédiens se livrent à travers leur texte ? Eugénie va le surveiller de près, parce qu'il est évident que tout n'est pas clair…

28

— À ce soir, ma chérie !

— Reviens-moi vite, mon amour ! Je suis tellement impatiente de te retrouver !

Les intentions de jeu et l'articulation des mots sont caricaturaux, exacerbés, pour que même les spectateurs des rangs les plus éloignés puissent saisir ce qui, dans la vraie vie, ne serait que murmuré. La nuance perd ce que l'évidence gagne. L'homme embrasse hypocritement la femme qu'il trompe et prend congé.

À partir du moment où il sort de scène, le compte à rebours est lancé. Maximilien sait qu'il dispose de moins de quatre minutes pour mettre son projet à exécution. Il s'en amuse déjà, avec une cruauté digne de son personnage. Les kilos superflus qui fragilisent sa partenaire et dont il a entendu parler par hasard sont une chance qu'il ne peut laisser passer. Il se hâte sans en avoir l'air, croise Olivier et deux autres machinos qui jouent avec leur téléphone en attendant le prochain changement de décor. La voix de Natacha emplit la scène. Un monologue durant lequel elle appelle sa meilleure amie afin de lui raconter ce qu'elle croit encore être son bonheur.

Maximilien feint de se rendre dans sa loge mais, après avoir vérifié que personne ne lui prête attention, bifurque en direction des machineries et se glisse par la porte qui descend vers les dessous de scène. Il n'a pas une seconde à perdre.

S'il veut réussir son coup, il doit foncer afin de se trouver pile au bon endroit, à l'instant idéal. La réussite de son plan repose sur une conjonction de positions très précise.

Au bas de l'escalier, il marque une pause. Ses yeux ont besoin de s'habituer à la pénombre. Il s'insinue entre les piliers, comme le comploteur qu'il est. Tous ceux qui s'aventurent dans cet environnement obscur ont décidément des allures de brigands. Maximilien progresse vers le point stratégique. La voix étouffée de Natacha lui parvient à travers le plancher de la scène. Pour le moment, il est dans les temps. Si son forfait se déroule comme il l'espère, personne ne soupçonnera ce qu'il s'apprête à commettre. En bon comédien qui connaît ses classiques, il sait que les crimes parfaits sont ceux que personne ne découvre.

Il en a plus qu'assez des réflexions de sa partenaire sur sa désinvolture et son prétendu manque de talent. Il ne la supporte plus, c'est épidermique. Argumenter ne servira à rien. La seule façon de contre-attaquer est de la pousser dans ses derniers retranchements pour l'obliger à dévoiler ses propres limites.

Il arrive au trou du souffleur. Par l'ouverture, la voix de la comédienne est claire, toute proche. Elle est pile sur l'avant-scène. Maximilien déplie la large feuille qu'il a soigneusement préparée. Seule Natacha verra ce qu'il y a écrit. Ni le public ni l'équipe n'en devineront rien. Alors qu'elle ne s'y attend pas, en pleine tirade, cette bêcheuse qui le houspille va se prendre un message très personnel auquel elle ne pourra pas échapper, et encore moins répondre. Un véritable missile psychologique dont elle est l'unique cible, une charge explosive qui va percer son blindage moral et lui faire perdre les pédales. Moins bruyant qu'un coup de canon, plus destructeur qu'un tir de lance-roquettes, plus sournois qu'une mine. Maximilien détient l'arme absolue. Il en ricane déjà.

Connaissant parfaitement le déroulé de la mise en scène, il sait précisément où Natacha se situe sur le plateau en fonction des mots qu'elle prononce. Plus que quelques secondes et elle se tiendra exactement face au trou du souffleur.

C'est certain, l'effet sera fulgurant. Comment Natacha va-t-elle réagir ? Bafouiller, lâcher le fil de son texte ? Un instant, Maximilien se prend à rêver qu'elle éclate en sanglots et quitte la scène sous les huées avant de mettre un terme à sa misérable petite carrière.

Le moment est venu. Il présente sa feuille à l'intéressée par l'ouverture.

Éclate ta robe, grosse patate, ce sera ton meilleur rôle.

L'inflexion brutale dans la voix de Natacha ne laisse aucun doute : elle a lu. L'objectif est atteint. Elle trébuche sur son texte. Ce qui aurait dû être joué avec une allégresse communicative est ânonné avec une consternante platitude :

— Aux prochaines vacances, nous partons au bout du monde, sur des îles paradisiaques…

La diva ne respecte plus les indications de mise en scène. Maximilien goûte l'instant. Il ne doit cependant pas s'éterniser, sous peine de louper sa prochaine entrée. Il est un peu déçu : Natacha semble se reprendre plus vite qu'il ne l'avait espéré. Mais le coup a quand même porté, et c'est la seule chose qui compte. Elle va peut-être réussir à achever la représentation, mais au prix de quels efforts ! La « patate » aura du mal à se concentrer sur son jeu. Maximilien n'en paraîtra que meilleur, et c'est tout ce qui lui importe.

29

Sortant de la salle de bains, Eugénie se glisse dans le lit où se trouve déjà son mari. Elle s'est « préparée pour la nuit ». L'expression a toujours amusé Victor, qui lui, balance ses vêtements en tas avant de se laisser tomber sur le matelas. « Se préparer pour la nuit », quelle étrange notion… Est-ce que l'on se prépare pour le jour ? Pourquoi ce rituel secret est-il si long ? Victor sent bien qu'il vaut mieux ne pas plaisanter sur le sujet, car Eugénie ne décolère pas.

— Le théâtre est en danger et tout ce que l'autre imbécile trouve à faire, c'est déstabiliser sa partenaire au risque de saboter la représentation devant une salle pleine !

La simple évocation de l'incident suffit à faire repartir Victor dans un rire qu'il ne parvient pas à contenir. Il sait pourtant ce qu'il risque… Eugénie lui lance un regard noir.

— On dirait que leurs enfantillages t'amusent…

— On ne va pas en pleurer.

— Évidemment, toi, tout ce qui t'intéresse, c'est faire l'idiot avec Olivier et le reste de la bande ! Parfois, je me demande si vous vous rendez compte de ce qui se joue en ce moment. Vous êtes irresponsables.