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Elle actionne son clignotant, remonte la rue en cherchant déjà l'enseigne qui lui sert de point de repère dans le décor industriel. Les lettres rouges apparaissent, colorées dans la grisaille. Son cœur accélère alors qu'elle ralentit l'allure. Comme chaque soir, elle imagine qu'elle se gare, descend, entre et l'embrasse avec passion, comme si c'était naturel. Son rêve ne va jamais plus loin. Trop superstitieuse. Si elle pouvait simplement se permettre cette entrée en matière, sa vie serait bien plus belle et beaucoup plus simple. Pourquoi cette rue si triste est-elle devenue une oasis de bonheur ? Par quel miracle ces hangars ternes sont-ils désormais à ses yeux plus lumineux que toutes les boîtes de nuit dans lesquelles elle a pu faire la fête ? Pourquoi s'est-elle attachée à ces trottoirs défoncés, à ces lampadaires rouillés et tordus ? C'est idiot, mais elle leur trouve du charme. Ils sont devenus les témoins et les complices bienveillants de ce qu'elle éprouve ici. Car Juliette est catégorique : ce qu'elle ressent est si démesuré que toute matière vive ou inerte située dans les environs ne peut qu'en percevoir le rayonnement.

En approchant du garage, elle rentre la tête dans les épaules et se tasse sur son siège pour se faire la plus discrète possible. Ce serait vraiment pas de chance s'il sortait pile au moment où elle passe. À moins que ce soit, au contraire, un cadeau du destin ? Il la reconnaîtrait, il comprendrait, et elle n'aurait plus jamais à rôder devant chez lui comme une espionne. Du coup, Juliette prie pour qu'il surgisse sur le pas de la porte. La seconde d'après, elle supplie le ciel qu'il ne sorte pas afin qu'elle puisse imaginer à sa guise ce qu'il est en train de faire. Fragile comme elle est, elle préfère se satisfaire d'une illusion que de subir un échec. Elle n'aurait pas la force d'apprendre qu'elle et lui n'ont aucun avenir.

Ce soir, malgré ce qu'elle s'était promis, elle ne se sent pas prête à s'arrêter pour aller lui demander de l'aide pour Victor. Mais demain, elle osera. Vingt-quatre heures de plus lui laisseront le délai nécessaire pour trouver le courage, comme on réunit une rançon.

Rien ne l'a jamais mise dans cet état-là, pas même la pression de ses championnats de gymnastique lorsqu'elle était adolescente. Parler à Loïc représente bien plus d'enjeu. Ce sera la première fois qu'elle vient le voir sans prétexte inventé de toutes pièces. Elle n'ira pas à lui parce qu'il est garagiste, mais parce qu'elle a besoin de son aide en tant qu'homme. Ce n'est plus un travail contre facture qu'elle demande, c'est un service.

Le garage est en vue. Les portes sont ouvertes, et aucune nouvelle voiture n'est stationnée devant. L'entrée de l'atelier est un gouffre sombre dans lequel elle ne distingue rien. Comme les puits magiques des contes, elle peut y projeter ses espoirs ou en voir surgir ses craintes. La pénombre est un écrin dans lequel son imagination dépose ce qu'elle sécrète. Juliette y entrevoit plus de peurs que de raisons d'espérer.

Le jour de la brûlure, il s'est réellement passé quelque chose entre eux. Est-ce assez pour devenir davantage qu'un feu de paille ? Juliette ne connaît aucun conte de fées qui commence avec un poste de soudure.

35

Au même moment, dans le centre-ville, la fin de journée de Céline est réglée à la minute près. Personne ne l'y oblige, mais chaque soir, elle a besoin de cet emploi du temps millimétré pour avoir l'impression de garder un semblant de contrôle sur sa vie.

Dans quelques instants, il sera 19 heures. Ulysse va sortir de la salle de bains et ils dîneront ensemble. La table est déjà dressée. Elle est en train de lui agencer son entrée. Elle fait toujours l'effort de composer un dessin avec ses aliments parce qu'elle se souvient de la joie que cela lui procurait lorsqu'elle avait son âge. À l'époque, elle se régalait plus avec les yeux qu'avec ses papilles. Il lui est même arrivé de refuser de dévorer les adorables petits animaux que sa mère arrivait à représenter parce qu'ils étaient trop mignons. Pour Ulysse, les seuls motifs qui font de l'effet sont les voitures et les engins de travaux publics. Il ne mange ses rondelles de tomate que lorsque ce sont des roues… Un des rares rituels d'enfance qu'il conserve encore.

Dans quelques secondes, il sera l'heure. Céline adore quand le four sonne exactement au moment où son fils vient s'asseoir. Après ses journées à gérer des dossiers d'imprévus destructeurs, c'est pour elle un enchaînement sécurisant dans un monde qui ne l'est pas. En entendant la porte de la salle de bains, elle se hâte.

— Maman, j'ai faim !

Pas elle.

— C'est prêt, mon grand. Tu peux venir à table.

Ils vont parler de l'école, surtout de ses copains et des histoires qui commencent à se nouer entre les filles et les garçons. Même à douze ans, c'est déjà compliqué.

Une fois le repas achevé, elle le laissera s'amuser un peu à ses jeux de voitures sur console pendant qu'elle pointera ses relevés de banque. C'est sans doute l'un des moments les plus difficiles pour elle, celui où le poids de sa solitude se fait le plus sentir. Étant donné le peu d'opérations qu'elle effectue, elle ne devrait pas avoir besoin de refaire ses comptes chaque soir, mais c'est plus fort qu'elle. Peur de ne pas finir le mois, peur des courriers de la banque, peur des messages sur son portable, peur de tout, et l'impression d'écoper la mer avec une petite cuillère. Aussi fastidieuses que ces formalités puissent se révéler, elle préfère encore s'y consacrer plutôt que de laisser son esprit vagabonder en songeant aux vies meilleures que peuvent connaître d'autres femmes. Car alors, elle finit par être obligée de constater que son ex-mari la plombe et que son amant la frustre. Elle devra attendre qu'Ulysse soit endormi pour s'autoriser à pleurer. Peut-être s'inquiétera-t-elle ensuite de la police qui l'a dans le collimateur. Comment avancer avec ça ? Comment seulement dormir ?

Ce soir, elle veut en finir avec le tri des photos. Elle en a gardé peu, son seul critère étant de sauvegarder quelques souvenirs si un jour son fils voulait savoir à quoi ressemblaient ses parents à leurs débuts.

La soirée s'est déroulée selon le plan établi. Aucun mérite, l'univers de Céline est trop petit pour laisser place à l'imprévu. Elle n'est pas une étoile filante qui rêve de s'approcher du soleil, mais une planète morte autour de laquelle gravite un adorable satellite en pyjama qui un jour — de moins en moins lointain — quittera son orbite pour aller visiter l'immensité de l'espace. Ulysse est dans sa chambre, il va traîner un peu avant de s'endormir, mais c'est normal à son âge.

Céline en a fini avec tout ce qui était programmé. Elle peut passer au pire. D'un geste déterminé, elle ramasse les photos dont elle ne veut plus et les fourre dans un sac-poubelle. Paradoxalement, elle est à la fois soulagée de s'en débarrasser et triste de se dire qu'elle ne les verra plus jamais. C'est la dernière fois qu'elle contemple ces images de Sicile, elle ne pourra plus passer en revue les paysages des États-Unis qu'ils avaient traversés lors de leur deuxième été ensemble. Un adieu à une part de sa vie. Céline a depuis longtemps découvert le sens de l'expression « plus jamais », mais elle lui trouve ce soir un sens de plus, intimement douloureux.

Elle élimine les clichés par poignées. Sans s'en rendre compte, elle s'est mise à pleurer. Sans bruit, sans haine. Une vraie tristesse, profonde, poignante. Ce n'est pas la vie avec Martial qu'elle regrette, mais une époque d'elle-même. L'insouciance, l'envie, la conviction d'avoir un avenir à deux. C'est un peu de son existence qui va partir à la benne. Qu'en gardera-t-elle ? Désillusion, méfiance, fragilité. Aucun espoir.