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Chaque jour, elle traite les dossiers de gens qui affrontent des sinistres, des incendies, des accidents, des invalidités… Difficile d'en tirer une vision optimiste lorsque personne n'est là pour contrebalancer dans sa vie privée. Si elle devait remplir sa fiche diagnostic avec la même précision clinique que celle qu'exige sa compagnie d'assurances, elle opterait pour la mention « affectivement invalide à 90 % ».

Heureusement, Ulysse est là pour lui donner envie de se battre. Par chance, il y a aussi Eugénie, Juliette et le théâtre. Sans parler de la couture, qui lui fait tant de bien. Dans son marasme, peu de points positifs, mais il y en a quand même. Elle a presque envie de commettre un bon gros péché pour retourner voir ce prêtre.

36

Dix-neuf heures passées de quelques minutes. Pendant que sur scène, les équipes s'affairent aux retouches d'entretien des décors, Eugénie fait une pause dans sa tournée et prend place au fond de la salle pour les observer. Un autre genre de show.

Après avoir grimpé à l'échelle technique à la seule force des bras, Olivier fait tournoyer la porte de l'appartement pour aider la peinture fraîche à sécher plus vite. Eugénie sourit.

Le public ne soupçonne pas à quel point un spectacle est une matière en évolution permanente. Qu'il s'agisse du jeu des comédiens ou de la mise en scène, chaque soir apporte son lot d'expériences qui viendront nourrir la suite.

Arnaud arrive avec Norbert. Belle preuve de confiance, il installe son pote à côté de la gardienne pendant qu'il va régler deux alignements de projecteurs. Le grand mannequin regarde fixement devant lui. Aujourd'hui, il est habillé en magicien du Moyen Âge.

— Sympa, ton chapeau pointu, lui glisse Eugénie.

Norbert ne répond pas.

— Et sinon, ta journée ?

Eugénie se sent comme Juliette, qui s'invente des conversations imaginaires. Est-ce parce qu'elle a gardé un peu de la folie de sa jeunesse, ou parce qu'il n'y a pas d'âge pour être dingue ?

— De mon côté, si tu veux savoir, reprend-elle, elle n'a pas été terrible. Je m'inquiète pour Laura. Je n'arrive pas à découvrir ce qui la tracasse. Je m'en fais aussi pour Juliette et Céline. Elles sont, chacune à leur façon, à un tournant de leur vie. J'ai envie de les aider mais pour le moment, je m'y prends comme une nouille. Et pour couronner le tout, j'ai appris tout à l'heure que l'enquête sur la voiture défoncée dans le parking avance bien… Je suis cernée de toutes parts. Je te raconte tout ça parce que j'ai confiance en toi. N'en parle à personne, pas même à Arnaud.

La tête de Norbert s'abaisse toute seule, comme s'il acquiesçait. C'est la seconde fois qu'Eugénie est témoin de ce genre de réaction. Franky y verrait certainement la manifestation des mystères de la vie qui nous dépassent…

Eugénie ne trouve pas ridicule de discuter avec une poupée géante. Les propos qu'elle tient sont parfaitement cohérents et elle ne peut les confier à personne d'autre. Avec qui pourrait-elle en effet parler aussi librement ? Norbert, au moins, tiendra sa langue et ne la jugera pas. Mais comment en suis-je arrivée là ? se demande-t-elle.

Victor fait son entrée sur le plateau en portant la lune enfin réparée. Olivier plaisante sur le fait que c'est la première fois qu'il voit quelqu'un à qui on demande la lune l'apporter. L'équipe s'esclaffe. Le rire suraigu d'Annie surpasse tous les autres.

Un bref instant, Eugénie perçoit son mari comme un parfait inconnu qu'elle découvrirait parmi tous les intervenants. Une sorte de réinitialisation d'image. Capter son allure, son énergie, ce qu'il dégage. Une émotion fugace mais puissante, qui se faufile juste avant qu'elle ne le considère à nouveau comme l'homme dont elle partage l'existence depuis si longtemps. Trois caractéristiques lui sautent aux yeux : il fait plutôt jeune ; on sent le type qui démarre au quart de tour lorsqu'il s'agit de s'amuser ; il a l'air un peu gauche.

Curieuse sensation que celle de découvrir un proche comme n'importe quel individu aperçu au hasard. L'espace d'un instant, Victor n'est plus l'imposant manuscrit d'une vie partagée, mais une simple page blanche sur laquelle on griffonne les toutes premières impressions.

Si elle le rencontrait aujourd'hui, qu'en penserait-elle ? Attirerait-il son attention ? Envisagerait-elle de s'en approcher ? Imaginerait-elle de rester en sa compagnie jusqu'à lui donner deux enfants ?

Maximilien vient de monter sur la scène pour discuter des éclairages avec Arnaud. Eugénie est troublée. Quelques mètres séparent son mari et le comédien, mais l'écart de comportement est bien plus important. Victor fait l'andouille autant qu'il travaille. Maximilien écoute et raisonne avec assurance. Sa stature et sa prestance naturelle en imposent. Même à Norbert, Eugénie ne peut pas avouer ce qui lui traverse l'esprit.

37

À midi, les trois amies ont rendez-vous pour leur traditionnel déjeuner. Céline et Juliette s'impatientent dans le hall : Eugénie se fait désirer. Être en retard n'est pourtant pas son genre, mais elle leur prépare une surprise.

Lorsque la gardienne descend enfin de son appartement, elle porte un grand panier recouvert d'un torchon.

— Salut les filles !

— Qu'est-ce que tu fabriques ? ronchonne Juliette. On ne va plus trouver de place nulle part !

— Aucun problème, on ne va pas au restaurant. Suivez-moi, je vous emmène pique-niquer dans mon repaire secret…

Sans rien ajouter, elle s'engage déjà vers les coulisses. Ses deux complices s'interrogent du regard.

D'un pas alerte, Eugénie ouvre la marche. Elle enfile les couloirs et grimpe les escaliers.

— Où nous conduis-tu ? demande Céline, intriguée.

— Faites-moi confiance.

— On ne va pas se retrouver dans un recoin moisi à partager notre encas avec des souris ? s'inquiète Juliette.

— Vous verrez bien. En attendant, faites attention où vous mettez les pieds.

Le trio gravit les étages, franchit les portes, traverse les combles, et se retrouve bientôt sur les coursives qui contournent la coupole de la grande salle.

— Je n'étais jamais venue ici ! commente Céline, impressionnée. Quel dédale… J'espère que le théâtre est bien assuré !

Juliette ajoute, fascinée :

— On ne se doute pas que ces endroits existent. C'est un autre monde !

Parvenue devant la porte qui mène au toit, Eugénie ménage son effet.

— Vous êtes les premières que j'amène ici. Personne ne sait que j'y viens, pas même Victor. Je vous demande de garder le secret.

— Promis, juré ! répondent en chœur les deux visiteuses.

Le ton et le décor inhabituel rappellent ces pactes que les amis d'enfance concluent avant de braver l'interdit.

Eugénie ouvre le battant de sécurité. Le vent et l'aveuglante lumière d'une journée de printemps font voler en éclats la pénombre poussiéreuse du grenier. Céline et Juliette sont éblouies, saisies, comme si une porte d'avion avait été ouverte en plein ciel. Le visage inondé de soleil, l'œil brillant, la gardienne les invite à passer la porte.

Juliette s'y risque la première. Débouchant sur le toit, son exclamation est à la mesure du panorama qu'elle découvre :

— Waouh ! C'est dément ! Tu veux vraiment qu'on pique-nique ici ? C'est génial.