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À son tour, Céline pose un pied dehors en se tenant au montant métallique. Les courants d'air font voler ses cheveux.

— C'est beau, mais c'est super dangereux.

— C'est clair, il ne faudra pas que la bouteille roule… plaisante Eugénie.

Très à l'aise, elle les entraîne un peu plus haut sur la toiture en faible pente du bâtiment. Elle désigne un recoin entre des cheminées.

— On va s'installer ici. Adossées à l'abri des conduits, on est protégées du vent et la vue est imprenable.

— On s'assoit direct sur le zinc ?

— On apportera des coussins la prochaine fois, mais aujourd'hui, c'est à la dure !

Juliette fait quelques pas pour profiter de l'incroyable point de vue. Son regard embrasse la ville et elle respire à pleins poumons.

— Ne t'approche pas du bord, avertit Céline. Un accident est vite arrivé.

Un bref instant, Eugénie revoit la première nuit où elle est montée. Elle s'était approchée très près du bord. La situation est bien différente aujourd'hui. Elle déballe son panier et dispose ce qu'elle a préparé sur la surface inclinée.

— Vous allez devoir tenir vos flûtes, les filles, parce que sinon, le champagne finira dans les gouttières !

— Du champagne ? demande Juliette. Qu'est-ce qu'on célèbre ?

Eugénie n'y a pas vraiment réfléchi. Elle improvise :

— La chance d'être vivantes, le bonheur de se connaître, et le fait qu'ici, nous sommes bien au-dessus de tous les problèmes qui nous clouent au sol !

Le bouchon saute et s'échappe. Il roule vers la façade et disparaît dans le vide. Les trois amies prennent d'abord un air catastrophé, avant d'éclater de rire ensemble.

— Si ça se trouve, rigole Céline, demain je vais recevoir une déclaration de sinistre pour un véhicule dont le toit aura été embouti par un bouchon de champagne tombé de nulle part !

Eugénie remplit les flûtes et lève la sienne :

— À vous deux, formidables compagnes de vie ! Je lève mon verre à vos bonheurs à venir et aux ennuis qui n'y survivront pas !

— À nous trois ! répondent ses comparses.

Les verres tintent. Ainsi baignées de soleil, dans le vent vif, elles ressemblent à trois adolescentes parties en excursion sur une falaise dominant l'océan.

Chacune savoure sa première gorgée en fermant les yeux. À travers leurs paupières, elles reçoivent la force de la lumière dans un halo aussi rouge que les rideaux du théâtre.

— Avant toute chose, commence l'aînée, je dois vous poser une question. L'une de vous sait-elle ce qui tracasse Laura depuis quelque temps ? Elle me paraît bien sombre, je l'ai vue pleurer et j'ignore pourquoi. Vous a-t-elle parlé d'un problème ?

— J'ai remarqué qu'elle n'était pas bien, répond Céline, mais chaque fois que l'on cherche à savoir pourquoi, elle élude et se détourne.

— Il y a environ une semaine, note Juliette, je l'ai entendue passer un coup de fil. Je n'ai pas cherché à écouter mais j'ai noté que contrairement à son humeur habituelle, elle riait pendant sa conversation. Par contre, elle est redevenue triste à la seconde où elle a raccroché.

Eugénie est songeuse.

— Je ne sais pas pour vous mais à son âge, ce n'était pas simple dans ma tête…

— Je confirme ! s'exclame Juliette, et je m'aperçois que ça ne s'arrange pas après !

— J'aime bien cette petite, reprend Eugénie. Pas question de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, mais je serais d'avis de garder un œil sur elle et d'essayer de l'aider.

Juliette lève son verre.

— Excellente idée. À Laura !

Elles trinquent à nouveau, réchauffées par le soleil, leur amitié, et leur envie d'aider une jeune fille à retrouver le sourire.

38

Le soleil tape et il ne reste plus grand-chose des salades préparées avec soin par Eugénie. Juliette s'est étendue sur le zinc chaud et s'abandonne au moment.

— Pour ma part, fait-elle les yeux fermés, si le temps le permet, je vote pour que l'on fasse tous nos déjeuners ici.

Eugénie acquiesce franchement. Céline se montre moins enthousiaste.

— Comme ça, si près du vide ? Sans aucune sécurité ?

— Si tu veux, on t'attachera comme une alpiniste ! plaisante Juliette.

— On pourra même t'équiper d'un parachute, ajoute la gardienne.

— Vous pouvez vous moquer de moi. Si vous saviez tout ce que je vois chaque jour…

Eugénie brandit la bouteille.

— Il reste de quoi porter un dernier toast ! À quoi buvons-nous ?

Céline tend sa flûte.

— Qu'est-ce que vous souhaitez le plus ? De quoi rêvez-vous ?

Juliette et Eugénie réfléchissent.

— Je sais ! lance Juliette. L'année dernière, j'ai été invitée à trois mariages de copines. À chaque fois, je me suis battue pour attraper le bouquet de la mariée. On raconte que ça porte chance en amour…

— As-tu réussi ?

— Deux fois sur trois, et pour l'un d'eux, il a fallu que je me bagarre avec une grande sauterelle.

— Quel rapport avec ce que tu souhaites le plus ?

— Je rêve qu'une fois dans ma vie, une seule parce que ce sera le bon mec, ce soit moi qui lance le bouquet au lieu de l'attraper.

Ses deux aînées ont une exclamation attendrie et lèvent leur verre pour trinquer au futur bonheur de Juliette.

— À toi maintenant, Céline. Dis-nous !

— Ce dont je rêve ? Je ne suis pas certaine d'avoir une réponse à cette question… À moins qu'il y en ait trop. Ne plus rentrer chez moi toute seule. Arrêter de flipper pour tout. Qu'Ulysse ait une belle vie. Vous garder comme amies. Et aussi créer et confectionner la robe de mariée de Juliette !

— Ça fait beaucoup ! s'amuse l'intéressée. Pour ma robe, je suis d'accord et ça me fait très plaisir ! Mais pour le reste, tu n'as droit qu'à un seul souhait.

— Un seul… Alors peut-être un qui rendrait tous les autres possibles. Rencontrer quelqu'un de bien. Oublier tout ce que j'ai vécu et recommencer à zéro. Ne plus me forcer à y croire à tout prix, ne plus attendre désespérément, parce qu'au fond de moi je n'en aurais plus besoin : j'aurais enfin trouvé ce que je cherche depuis toujours. Une fois dans ma vie, j'aimerais savoir que je suis avec quelqu'un sur qui je peux compter. C'est sans doute cela que j'espère le plus.

Un silence. Le vent souffle. Elles vont toutes avoir un coup de soleil sur la figure, mais pour le moment elles s'en fichent. Elles sont émues.

Eugénie tend sa flûte.

— Que le destin fasse que tu le croises vite. Tu l'as peut-être déjà vu sans savoir que c'était lui.

Elles unissent leurs élans. Céline passe le flambeau à Eugénie.

— Et toi ? Que peux-tu souhaiter ? Tu as un mari fantastique, deux beaux enfants qui s'en sortent bien… Mais cela ne veut pas dire que tu es comblée. Qu'est-ce que tu espères au fond de toi ?

— Je vous ai écoutées, je me suis revue à vos âges. J'espère de tout cœur que vos vœux se réaliseront. Je n'ai pas eu le temps de me dire que je voulais un homme que l'un d'eux est venu vers moi. J'ai toujours espéré avoir des enfants, et Elliot et Noémie existent. J'ai rêvé de travailler dans ce théâtre, et c'est arrivé, avec vous en prime. Je suis une privilégiée. Vous savez, je ne veux plus rien pour moi-même, et vous n'imaginez pas à quel point ça me fait drôle de vous confier cela sur ce toit dont le bord est si proche. Par contre, une fois dans ma vie, j'aimerais pouvoir me dire que tous ceux que j'aime sont en sécurité, heureux, et que modestement, j'ai pu y contribuer. Je ne vois pas ce qu'il pourrait y avoir de plus fort.