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Il joue avec tout son corps pour se composer un personnage dont les gestes soulignent et prolongent le propos. Il n'a plus rien de l'homme ordinaire que tout le monde connaît, comme si le fait de revêtir ce simple morceau de satin noir lui conférait le pouvoir d'évoluer dans une dimension parallèle. Il aggrave sa voix, lui donne des effets. Les petits sont fascinés.

— Je suis votre guide, et c'est pour moi un plaisir de vous faire découvrir tous les secrets de cet endroit magique, des plus surprenants aux plus effrayants…

En achevant sa phrase, Victor s'enroule dans sa cape jusqu'à disparaître. Certains enfants s'inquiètent déjà. Mais le voilà qui rebondit en trébuchant parce qu'il se prend les pieds dans son costume. Les enfants rient.

— Qui parmi vous est déjà venu ici assister à un spectacle ?

Quelques bras se lèvent. Même si la programmation propose régulièrement des événements pour les plus petits, ils ne sont pas si nombreux à en avoir profité. Eugénie devait avoir leur âge lorsque sa tante, qui habitait dans une rue toute proche, avait pris l'habitude de l'emmener ici.

— Formidable ! Vous pouvez baisser les bras. Aujourd'hui, vous allez découvrir un monde qui n'a rien de virtuel. Mais avant de débuter notre visite, une question : savez-vous pourquoi ce théâtre s'appelle « Jacila » ?

Un petit lève la main.

— Oui, jeune homme, nous t'écoutons…

— Parce que les gens y sont assis, comme mon chien quand on lui demande…

— Ton chien est « Jacila » ?

— Ben oui, il s'assoit.

— Ah, tu lui dis donc : « Assis là ! » Je comprends mieux… Ce n'est pas la bonne réponse, mais j'applaudis la tentative ! Laissez-moi vous conter la véritable histoire en quelques mots : ce théâtre fut construit voilà plus d'un siècle et demi par M. Fernand Marchenod, un industriel du nord de notre pays qui fabriquait du tissu. Il ne s'est pas lancé dans ce projet pour gagner de l'argent, mais parce que sa bien-aimée rêvait de devenir comédienne. Comme elle ne réussissait pas à obtenir de rôle, il a consacré sa fortune à bâtir cet endroit où, toute sa vie, elle a pu jouer ce qu'elle désirait. Elle y rencontra d'ailleurs un certain succès. La jeune actrice s'appelait Violette, mais le nom du théâtre vient pourtant d'autres fleurs. Elle adorait le parfum des lilas au printemps et celui des jacinthes en hiver. Après avoir longtemps hésité entre les deux appellations, le couple a décidé de ne pas choisir et a mélangé les mots ! Jacinthe et lilas ont ainsi été entremêlés pour devenir « Jacila », et le théâtre fut baptisé. Tous les sens des spectateurs pouvaient ainsi s'épanouir dans cet endroit né d'une histoire d'amour : l'ouïe et la vue à travers les spectacles, le toucher avec les superbes velours que M. Marchenod fit spécialement confectionner pour la décoration et les sièges, le goût grâce à l'excellent buffet que ce théâtre fut le premier à avoir l'idée de proposer au public durant l'entracte, mais aussi l'odorat grâce aux bouquets qui, suivant les saisons, ornaient le hall et dont le parfum accueillait les spectateurs. Jacinthes en hiver, lilas au printemps. Vous savez tout.

Achevant sa tirade, Victor salue son public bien bas et enchaîne :

— Et maintenant, assez parlé, passons aux choses sérieuses…

Avec une emphase toute dramatique, il se retourne, tape dans ses mains tel un seigneur qui commande à ses serviteurs, puis, dans un ample geste, ouvre les bras pour ordonner aux rideaux de s'écarter. Lorsque ceux-ci lui obéissent, l'assistance salue le phénomène d'une exclamation admirative.

Sur la scène révélée, Victor se tient désormais dans l'appartement de l'héroïne de Cœur à retardement, avec en fond sonore les bruits de la ville : circulation, klaxons et conversations lointaines.

— Ici, les enfants, tout est possible. On peut raconter toutes les histoires, vivre les aventures les plus folles. Laissez-moi vous en donner un exemple…

À grands pas, il se dirige vers la porte par laquelle le bonheur entre tous les soirs vers 22 heures avec sa brassée de roses artificielles. Il sort de l'appartement en la refermant derrière lui.

Sa voix venue de derrière le décor résonne :

— Ne vous inquiétez pas, je suis toujours là ! Mais déjà ailleurs !

On l'entend taper à nouveau dans ses mains et, comme par magie, tous les murs de l'appartement se soulèvent ensemble pour s'envoler dans les cintres. Exclamations du public.

Changement d'ambiance : des sons mécaniques et des cliquetis se font entendre. Victor apparaît cette fois dans un décor industriel, un enchevêtrement de gros tuyaux chromés qui avait servi lors d'un spectacle contemporain. Le contraste fait son effet sur les jeunes, qui en redemandent.

Victor avance vers eux et leur glisse avec un clin d'œil appuyé :

— Tout ceci manque de nature, ne trouvez-vous pas ?

Nouveau claquement des paumes ; le décor d'usine s'élève, croisant dans sa lévitation des arbres tropicaux découpés qui descendent. Pour parfaire l'illusion, on entend des bruits de jungle avec cris d'animaux, et de hautes bandes d'herbes sauvages arrivent en glissant depuis les deux côtés de la scène, formant en un instant un paysage luxuriant. Les petits sont bouche bée.

Alors qu'un barrissement d'éléphant retentit, Victor mime la peur et plonge pour se cacher. Il se faufile entre les herbes jusqu'à se placer exactement sur la croix marquée au sol. Il se redresse et s'accorde une seconde pour savourer toute l'attention que son jeune auditoire lui porte.

— Vous aimez ce genre de tours ?

Dans un bel ensemble, les enfants hurlent leur enthousiasme.

Victor claque des doigts, et c'est cette fois la façade complète d'une maisonnette de conte de fées qui descend des hauteurs pour venir l'encadrer, sur les notes d'une harpe enchantée. Sans avoir bougé, il se tient désormais sur le seuil de la bicoque aux formes arrondies et aux couleurs criardes.

Les petits applaudissent.

— Un théâtre, mes chers amis, c'est un endroit où l'imagination est la seule limite ; vous pouvez tout ressentir, tout voir, mais pas comme à la télévision car, ici, tout se passe réellement. Ce sont de vrais gens, qui accomplissent de vraies actions devant vous. C'est ce que l'on appelle le spectacle vivant !

Au signe de Victor, majestueusement, la maison décolle et remonte dans les cintres. C'est alors qu'un rocher gros comme une voiture lui tombe dessus et semble l'écraser dans un fracas de tonnerre. Les bambins crient mais, très vite, l'homme à la cape se relève en soulevant le roc d'une seule main, tel un super-héros. Un triomphe.

Les enfants exultent et Victor aussi. Le régisseur à l'âme d'acteur adore quand le public fonctionne. Avoir du succès n'est pas ce qui compte pour lui ; ce qu'il aime plus que tout, c'est déclencher des émotions. Son large sourire fait plaisir à voir. Du fond de la salle, Eugénie l'observe avec tendresse. Quand leurs propres enfants étaient petits et que Victor jouait avec eux en rentrant du travail, il avait ce même sourire. Ce n'était pas forcément bon signe pour Eugénie, car elle passait ensuite plus d'une demi-heure à calmer Eliott et Noémie avant de les coucher. Qu'importe, ces instants étaient merveilleux. Aujourd'hui, il faut à Victor l'enthousiasme de quarante enfants pour égaler celui que deux suffisaient à provoquer. Quand Eugénie voit son mari s'amuser ainsi, elle reconnaît le jeune homme enjoué et un peu dingue qui l'avait séduite voilà bien longtemps. Il n'est plus aussi fou et ne sourit plus ainsi que rarement, mais c'est un homme bien qui l'a toujours soutenue, jusqu'à la suivre lorsqu'elle s'est portée candidate au théâtre.

Mais déjà les enfants se lèvent et la visite se poursuit. Eugénie doit songer à se mettre en place pour l'autre moment dont son mari se régale durant les visites.