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Les trois amies lèvent leur flûte dans la lumière du soleil. Eugénie reprend :

— Que nos rêves les plus chers se réalisent ! Qu'une fois dans nos vies, nous puissions nous dire, chacune à notre façon, que ces chemins tortueux nous ont conduites, au bout du compte, à l'endroit où nous pouvons enfin être nous-mêmes, en paix, au milieu de ceux que nous aimons.

39

Dans la ruelle derrière le théâtre, juste devant l'entrée des artistes, Victor aide Loïc à décharger son matériel.

— C'est vraiment sympa de venir me donner un coup de main, dit-il en tirant une caisse du coffre.

— Aucun problème.

— Dans l'usine où je travaillais avant, il y avait d'excellents soudeurs, mais la plupart sont partis à la retraite et je ne connais pas les nouveaux.

— J'espère réussir à faire ce qu'il faut pour vous éviter des problèmes.

Victor embarque la valise d'accessoires et les masques de soudure pendant que le garagiste s'occupe du bloc générateur monté sur chariot.

— Venez, je vous guide.

— Mademoiselle Franquet n'est pas là ?

Victor ne comprend pas immédiatement.

— Vous voulez dire Juliette ! Elle ne devrait pas tarder. En général, c'est son heure.

Les deux hommes remontent les couloirs qui traversent les loges jusqu'aux coulisses. Ils croisent Annie et Chantal, dont les regards indiquent sans équivoque qu'elles ont aussitôt remarqué le jeune inconnu en bleu de travail. Un peu plus loin, c'est Taylor qui a la réaction la plus spectaculaire. Il sort du magasin des accessoires et, en apercevant Loïc, manque de laisser échapper les deux vestes qu'il porte. Celui-ci ne se rend compte de rien. Victor s'en amuse avec bienveillance et lui souffle en passant :

— Retiens ta mâchoire, mon grand, elle va se décrocher…

Le régisseur entraîne le garagiste tout au fond du théâtre, derrière la scène, sous les cintres, là où se trouvent les plus anciennes commandes de la machinerie.

— C'est très grand, commente Loïc en regardant autour de lui.

— Il faut beaucoup de place et de matériel pour faire rêver les gens. Vous n'étiez jamais venu ?

— Dans aucun théâtre, monsieur. Chez nous, on n'a pas trop l'habitude de sortir pour se divertir.

— Ceci dit, avant de bosser ici, je crois que je n'avais mis les pieds qu'une ou deux fois dans une salle de spectacle.

— C'est toujours plus que moi.

— Rapporté à nos âges, on doit être dans la même moyenne. Je suis quoi, deux fois plus vieux que toi ?

— Je ne sais pas, monsieur.

— Commence par m'appeler Victor, ça prolongera mon espérance de vie.

Ils arrivent devant un alignement de treuils d'où partent des câbles qui vont se perdre dans l'obscurité au-dessus de leur tête.

— Voici le ventre de la bête, explique Victor. La plupart des équipements de levage pour la scène et les décors ont été électrifiés et automatisés voilà une trentaine d'années. Mais pour des raisons budgétaires, les moins utilisés n'ont pas été modernisés. Ce sont eux qui me donnent des sueurs froides.

Le régisseur désigne une série de palans et de bornes en acier boulonnés au mur sur de grandes platines.

— Voici mon cauchemar. Ces suspensions-là sont supposées retenir jusqu'à une tonne chacune. La fixation à la paroi est encore saine, mais si on s'approche des équerres de soutien…

Il dégaine une lampe électrique et pointe son doigt sur les faiblesses.

— C'est rongé de partout, constate Loïc. Vous dites qu'il y a une tonne de traction sur chaque ?

— C'est un maximum théorique, mais il est souvent atteint.

— Je comprends que vous soyez inquiet…

Sans perdre un instant, le garagiste prépare son matériel. Il équipe son poste de soudure tout en commençant à évaluer la façon dont il peut placer les renforts.

— Si vous êtes d'accord, je vous propose de curer les parties fragilisées, puis d'y fixer des cornières de maintien. Celles que j'ai apportées devraient convenir. Il serait plus rassurant d'en ajouter une de chaque côté pour chaque palan.

— L'écartement n'est pas énorme. Tu auras suffisamment de place pour souder ?

Loïc hoche la tête. Victor le sent instinctivement digne de confiance.

Pendant que le garagiste organise ses pièces et les supports, Victor s'occupe de dégager les câbles. Le régisseur observe son cadet du coin de l'œil. Ses gestes sont précis, il n'hésite pas. Il connaît son affaire.

— Alors comme ça, tu es dans la réparation automobile ?

— C'est ça.

— Mécanique, tôlerie, tu t'occupes de tout ?

— De tout ce dont une voiture peut avoir besoin.

— Excuse-moi, je te tutoie, une vieille habitude du travail en équipe.

— Aucun problème. Moi par contre, je bosse seul.

Victor accueille la réplique comme une marque de timidité plutôt que comme une volonté de maintenir une distance.

Les deux hommes préparent le travail côte à côte. Loïc est visiblement habitué à se débrouiller par lui-même. Victor, par contre, a toujours été attaché au fait de fonctionner en tandem. Lorsque le moment de passer aux choses sérieuses arrive, Loïc lui tend un masque de protection et enfile le sien.

— On va commencer par le support le moins abîmé. Cela me permettra de tester l'acier sans risquer de passer au travers.

— C'est toi le spécialiste.

Loïc enfile ses gants isolants, place la pince électrique sur la pièce fixée au mur, puis saisit son électrode. D'un coup de tête, il abaisse sa visière. Au premier contact, dans un grésillement, l'arc haute tension produit une lumière bleutée aveuglante.

Le garagiste procède par petites touches. Pour avoir vu pas mal de soudeurs à l'œuvre, Victor sait que le travail n'est pas évident. Le jeune homme fait preuve d'une jolie dextérité et d'une indéniable maîtrise. Ses gestes sont précis, posés. Il progresse avec méthode. Il ne se laisse pas distraire par les gerbes d'étincelles et sait doser sa puissance de soudure.

À peine le premier renfort fixé, Loïc relève sa visière et contrôle le résultat avec sa lampe.

— Y a pas à dire, commente-t-il, à l'époque, ils n'utilisaient pas de l'acier de boîte de conserve.

— Tu penses que ça tiendra ?

— Quand j'en aurai fini, vous serez tranquille pour un siècle.

— Heureux de l'entendre. Tu me retires une sacrée épine du pied.

Alors que Victor se penche pour regarder, Loïc le met en garde :

— Ne touchez à rien, c'est encore brûlant. L'autre jour, Mlle Franquet s'est brûlée parce qu'elle ne s'est pas méfiée.

— J'ai plus l'habitude que Juliette…

Les deux hommes ricanent. Victor ajoute :

— Au fait, comment ça se passe avec elle ?

— Comment ça ?

— C'est ta petite amie, si j'ai bien compris.

Loïc reçoit la remarque comme une décharge électrique. Il n'a soudain plus rien du pro tranquille qui assure. On dirait plutôt un chimpanzé devant un voyant de contrôle de centrale nucléaire qui clignote. S'il touche à quoi que ce soit, ça risque de péter. Son outil lui glisse à moitié des mains.

— Pas du tout, se défend-il maladroitement. C'est juste une cliente. Elle est gentille mais elle a une sacrée poisse avec sa bagnole.

Le jeune homme est rouge comme l'acier incandescent. Victor sait bien que la chaleur de la soudure n'y est pour rien. Après tout, le régisseur est un étranger qui s'aventure sur des terres intimes. Pour qui connaît un peu la vie, la façon de démentir de Loïc est surtout l'aveu d'un manque de confiance en lui légitime à son âge et d'une timidité plutôt touchante. La réaction peut se comprendre.