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Par contre, pour celle qui les espionne depuis les cintres, la réplique fait l'effet d'une flèche en plein cœur. Tapie dans l'ombre à dix mètres au-dessus d'eux, Juliette veut mourir.

40

Juliette ne voit plus rien. Parce qu'elle est aveuglée par la soudure qu'elle a stupidement regardée sans protection, et surtout parce que les larmes lui brûlent les yeux.

Pour se hisser sur la plus haute passerelle des cintres, elle a dû mobiliser tous ses talents de gymnaste et la totalité des ruses vues dans des séries d'espionnage. Elle n'allait certainement pas louper la venue de Loïc au théâtre. Pourtant, elle se dit maintenant qu'elle aurait peut-être mieux fait.

Paradoxalement, lorsqu'elle lui a rendu visite pour lui demander de l'aide, tout s'est merveilleusement passé. Elle a même eu l'impression qu'il était heureux de la voir. Évidemment, elle ne l'a jamais vu accueillir quelqu'un d'autre. Peut-être est-il aussi chaleureux avec tout le monde ? Il a tout de suite accepté de venir aider Victor au théâtre. Juliette et lui sont restés à discuter un bon moment, de choses importantes comme la météo, le prix des timbres ou le scandale du sucre ajouté aux céréales pour enfants, puis elle est repartie sur un petit nuage.

Et depuis, elle n'a finalement rien fait d'autre que d'attendre sa venue. Elle serait bien incapable de dire ce qu'elle a mangé, combien de radios elle a faites au cabinet, ou même si elle a dormi. Elle bouillait d'impatience de le revoir, de savoir comment lui et le régisseur allaient s'entendre. Juliette apprécie beaucoup Victor, elle aurait bien aimé avoir un père dans son genre.

Même si Loïc est arrivé à l'heure, elle attendait déjà depuis longtemps au coin de la ruelle. Elle l'a vu se garer. Elle s'est alors précipitée dans le théâtre pour rejoindre le poste d'observation qu'elle avait préalablement choisi avec soin. Il s'agissait de ne rien manquer de son intervention. Tout voir, tout entendre. Elle n'est pas déçue. Ce qu'elle a vu lui a cramé les yeux, et ce qu'elle a entendu lui a dévasté le cœur.

Lorsque Victor a commencé à détacher les câbles pour libérer les palans, la passerelle sur laquelle était allongée Juliette s'est mise à se balancer et à s'incliner dangereusement. Elle a cru qu'elle allait tomber comme un fruit trop mûr du haut de son arbre. Alors, comme dans un film d'action à suspense, elle s'est rattrapée à la coursive d'à côté, sans faire de bruit, en minimisant le plus possible ses mouvements, jusqu'à ce que la situation soit à nouveau stabilisée.

Elle s'était finalement bien sortie de son numéro de haute voltige. Après en avoir terminé, elle pensait avoir affronté le plus dur. Elle se trompait.

À présent, couchée à plat ventre sur la passerelle, le visage dans son bras replié, elle pleure. Elle se méfie quand même, parce qu'il ne faudrait pas qu'une de ses nombreuses larmes trahisse sa position en tombant sur les deux hommes juste en dessous. Comment justifierait-elle sa présence, et surtout, son état ?

C'est vrai qu'elle a la poisse avec sa voiture, mais non, elle n'est pas une simple cliente. Ça, c'est n'importe quoi. Elle a envie de le dire, elle a envie de le hurler, mais elle sait qu'elle ne doit pas. Alors le cri reste au fond d'elle et il fait mal.

Même les yeux fermés, à travers les lattes de la passerelle, elle perçoit l'aveuglante lumière du chalumeau du garagiste qui s'est remis à souder. Victor ne parle que de travail. Loïc ne dit pas grand-chose. Ils poncent, grattent, préparent et soudent. Après les deux premiers palans, ils ont pris le rythme et travaillent bien ensemble. Pendant ce temps-là, le cœur de Juliette n'en finit pas de tomber dans un abîme sans fond. S'il était en métal, elle aurait bien besoin d'un poste de soudure pour le recoller. La jeune femme n'avait jamais connu cet état-là non plus. Voilà encore une heure, elle croyait que le monde était immense et merveilleux. Maintenant, elle sait qu'il est sombre et froid. Tout à coup, elle comprend les doutes d'Eugénie et le désespoir de Céline. Les femmes sont bel et bien des créatures maudites. Pour leur plus grand malheur, elles aiment ceux qui ne les comprennent pas.

Pourtant, aussi malheureuse soit-elle, Juliette ne voudrait pas se trouver ailleurs qu'auprès de Loïc. Même si elle n'est rien pour lui, il est toujours tout pour elle. Que leur réserve l'avenir ? Elle ne pourra pas éternellement défoncer sa voiture pour lui rendre visite. Alors forcément, à un moment ils ne se verront plus. Elle sait que cela arrivera, il en va ainsi des « simples clientes ».

Elle sent la chaleur de la soudure qui monte jusqu'à elle avec un temps de retard. Elle respire l'odeur du métal chauffé, comme au garage. La lumière bleutée et crue des étincelles projette des ombres ultra nettes dans les structures ajourées. Pour l'éternité, ces ingrédients sont attachés à sa perception de Loïc. Lorsqu'elle sera vieille, aveugle et sourde, une simple lueur, un parfum ou un grésillement caractéristique suffiront à faire resurgir la mémoire de ces instants enfouis en elle. Le temps du bonheur et sa fin tragique avant même d'avoir commencé. Chienne de vie.

Encore une platine de réparée. Loïc soulève sa visière. Victor le félicite chaleureusement en lui tapant sur l'épaule.

— Du bon boulot, mon gars, du bon boulot, et je m'y connais.

— Merci… Victor.

Juliette est terrassée. Il leur aura fallu le temps d'un bricolage pour devenir plus proches qu'elle-même ne l'a jamais été de lui. Faut-il être un mec pour avoir une chance d'en approcher réellement un autre ? Pourquoi les mâles n'accordent-ils pas aux femmes cette complicité qui naît si facilement entre eux ? Au premier match, ils prennent des douches ensemble, alors que même avec ses petits copains qui n'étaient pourtant pas farouches, Juliette a dû attendre…

Loïc s'attaque au dernier support. Dans quelques minutes, il aura fini. Lui et Victor repartiront, et Juliette se retrouvera seule sur sa passerelle. Elle va rester là, à cuver sa tristesse, à se déshydrater à force de pleurer, jusqu'à ce qu'un jour, quelqu'un retrouve son petit corps tout sec. Elle manquera certainement à quelques personnes qui s'inquiéteront de son sort, mais pas à l'homme pour qui elle aimerait compter. C'est la vie… ou plutôt la mort.

La lumière aveuglante s'interrompt, mais l'odeur de métal chaud perdure. Loïc coupe son générateur.

Victor le remercie encore. En voilà au moins un qui est heureux. Le garagiste remballe son attirail. Juliette trouve la force d'ouvrir les paupières pour l'observer autant qu'elle le peut, s'en remplir les yeux. Voir ses cheveux, du dessus. La dernière fois, elle était bien plus près de lui. La dernière fois, elle s'imaginait qu'elle et lui étaient bien plus proches.

Loïc pose un genou à terre pour ranger son matériel. Il relève la tête vers Victor et demande d'une voix hésitante :

— Sérieux, vous avez vraiment cru que Mlle Franquet était ma petite amie ?

— Bien sûr. C'est ce que j'avais compris. Mais je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas.

— Vous imaginez ? Une fille aussi belle et aussi bien qu'elle avec un gars comme moi ?

— Et pourquoi pas ? Quand j'avais ton âge, j'étais raide dingue d'une fille qui était aussi jolie que Juliette, mais j'étais beaucoup moins beau gosse que toi. Je partais de bien plus loin !

— Et vous avez fait quoi ?

— J'ai tenté ma chance. J'ai tenu bon.

— Elle a dit oui ?

— Un peu qu'elle a dit oui, et j'ai même eu le droit de lui faire deux enfants. Tiens-toi bien : c'est même à cause d'elle qu'on se crame les yeux à réparer ces saloperies de palans.

Loïc sourit.