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— Vous croyez que j'ai une chance avec Juliette ?

— T'es sacrément bon pour les soudures, mais t'as encore deux ou trois trucs à apprendre sur les filles. D'où tu penses que j'ai cru qu'elle était ta petite amie ? Elle parle de toi à tout le monde.

— Vous ne dites pas ça pour vous moquer de moi ?

— Je vais te confier un secret, mon gars. Je peux me foutre de tout, mais je ne plaisante jamais avec ce qui fait battre un cœur.

Loïc se relève. Il se sent tout drôle. La seule chose qu'il trouve à faire, c'est prendre l'homme qu'il ne connaît que depuis une heure dans ses bras. Taylor va être jaloux. Et c'est quoi cette goutte tombée de nulle part qu'il vient de recevoir sur la main ?

41

Alors qu'elle descend de sa voiture, Juliette s'efforce de calmer la tempête qui sévit sous son crâne. Elle a mémorisé chaque mot de ce que Loïc et Victor se sont dit, mais elle n'est pas supposée les avoir entendus. Pas évident d'agir comme si de rien n'était… Elle meurt d'envie de lui sauter au cou, elle désirerait le rassurer, le libérer, lui dire qu'entre eux tout est possible, mais elle ne le doit pas. Elle voudrait aussi lui avouer tout ce qu'elle espère pour le futur, mais les garçons ne voient pas si loin. À défaut, elle pourrait au moins lui arracher son bleu de travail et se jeter sur lui, mais les garçons ne voient pas si près. Condamnée à contenir la pression et sa passion, comme un barrage retiendrait un océan. Ce n'est pas de la maîtrise qu'il va lui falloir, c'est une camisole.

Elle a déjà failli gaffer auprès de Victor, à qui elle a demandé comment s'était passée la réparation en évitant soigneusement son regard.

« Remarquablement, a-t-il répondu. C'est un type bien qui connaît son boulot. Pas prétentieux, carré. J'espère que ça marchera entre vous. »

Heureusement qu'elle était aux premières loges pour tout entendre par elle-même, parce que sinon elle l'aurait menacé physiquement pour qu'il soit un peu plus précis dans son rapport.

Elle entre dans l'atelier de mécanique en marchant comme une fille « aussi belle et bien qu'elle » peut le faire, mais il n'est pas là.

— Loïc ?

C'est la première fois qu'elle ose l'appeler par son prénom.

— Je suis au fond, venez, je suis coincé sous la Buick jaune.

Il est coincé, c'est fabuleux. Elle va pouvoir le sauver. Elle arrive à point nommé. C'est normal, ceux qui s'aiment doivent pouvoir compter l'un sur l'autre. Ce lien télépathique réservé aux âmes sœurs les relie déjà. Elle a senti qu'elle devait lui rendre visite pile au moment où il était en détresse. C'est magique. Mais c'est quoi une Buick ? Heureusement, « jaune », elle comprend. La voilà qui erre dans le garage. Elle repère rapidement une grosse américaine décapotée couleur canari. Deux jambes dépassent du côté.

— Ne bougez pas, s'écrie-t-elle, je vais essayer de vous sortir de là !

Par chance, le vacarme de ses outils empêche le garagiste d'entendre ce qu'elle vient de dire, ce qui évite à Juliette de se ridiculiser une nouvelle fois.

— Pardon de ne pas sortir tout de suite, fait-il de sous la voiture, mais je suis sur une petite pompe hydraulique qui me complique la vie… Un instant, je termine et je suis à vous.

« Je suis à vous », de mieux en mieux… En attendant, elle observe ses pieds qui gigotent. Les chiens font ce genre de mouvements convulsifs quand ils sont assoupis et qu'ils rêvent. Là, il doit cavaler après un chat ou creuser pour enterrer un os.

Loïc finit par s'extirper sur sa petite plaque à roulettes.

— Je ne vais pas m'en tirer, alors on verra plus tard !

Il se relève d'un bond. L'espace d'un instant, elle croit qu'il est parti pour lui faire la bise, mais il se ravise. Est-ce parce qu'il est conscient d'avoir du cambouis plein la figure, ou parce qu'il est trop timide ? Pour se donner une contenance, il attrape un vieux chiffon et s'essuie les mains.

— Ne me dites pas que vous avez encore des problèmes avec votre voiture…

— Non, elle va bien, grâce à vous. Je suis simplement passée vous remercier pour le coup de main que vous avez donné à Victor.

— Aucun problème.

— Il a été très impressionné par votre savoir-faire.

— Tant mieux.

— Je pense même qu'il risque de vous demander d'autres services.

— Si c'est dans mes cordes, ce sera avec plaisir.

— Victor m'a dit que pour vous remercier, il vous avait proposé une bonne bouteille…

— … mais je ne bois pas.

— Il me l'a expliqué. Alors pour vous témoigner notre gratitude, je me suis dit que je pourrais peut-être vous inviter à venir voir la pièce, au théâtre.

Loïc est surpris. Il regarde alternativement la Buick et Juliette. Elle espère de tout cœur qu'il n'est pas en train d'hésiter sur celle avec qui il a le plus envie de sortir.

— C'est vraiment gentil, mais vous savez…

— On irait ensemble. Maintenant que vous connaissez la machinerie, vous pourriez voir à quoi elle sert…

Quelques secondes s'écoulent. Pour Juliette, elles durent une éternité.

— D'accord, mais c'est moi qui vous invite.

— Ne vous en faites pas pour ça.

Ravie, Juliette s'autorise un petit saut sur place.

— Je suis tellement contente que vous acceptiez !

Le grand cerf a peur. Il n'a jamais vu une tarte sauter sur place. Ni une huître, d'ailleurs.

42

Eugénie tire la chaise et prend place à la table. Ce tête-à-tête, elle l'attend depuis longtemps. Pourtant, il n'y a personne en face d'elle. Le théâtre endormi lui assure la paix dont elle a besoin pour tenter d'y voir clair parmi la multitude de sentiments qui la traversent dans cette période mouvementée de sa vie.

Lorsque tout le monde dort, à commencer par Victor, l'appartement désert de Cœur à retardement devient un peu son deuxième chez-elle. Elle y a pris ses habitudes. De temps en temps, elle entend bien quelques bruits suspects, mais rien de comparable à ce qui l'avait terrifiée la première fois.

Rideaux fermés, la scène s'est naturellement imposée comme un cocon rassurant, le lieu de rendez-vous avec celles et ceux à qui elle a quelque chose à dire. À défaut d'avoir l'audace de le faire en vrai, elle ne se retranche ici derrière aucun non-dit.

Aujourd'hui, elle est impatiente de retrouver Noémie, sa fille. Depuis combien de temps n'ont-elles pas partagé un repas ensemble ? Même si cela n'aura pas réellement lieu cette nuit, pour Eugénie, il s'agit tout de même de retrouvailles.

Les premiers temps, lorsque sa petite est partie en stage à l'autre bout du monde, Eugénie était tellement désemparée qu'elle dînait au milieu de la nuit afin de garder ce lien quotidien avec son enfant. Branchée sur les réseaux Internet, elle calait sa tablette contre une bouteille et faute de pouvoir vivre avec sa fille, de la toucher, elle pouvait ainsi au moins la voir et lui parler. Ce soir, Eugénie va pouvoir lui faire savoir ce qu'elle éprouve. Depuis qu'elle a pris l'habitude de s'exprimer à voix haute dans le théâtre vide, elle a renoué avec beaucoup de gens. Le fait de dire l'apaise.

Elle regarde devant elle. Même s'il n'y a rien, elle n'a aucun mal à imaginer les traits de sa fille, elle les connaît si bien. Elle observe ses enfants depuis qu'elle leur a donné le jour. Elle les a vus grandir sans que rien ne lui échappe — sauf eux-mêmes lorsqu'ils ont quitté la maison.

— Noémie, chérie, il faut que je te dise. Tu nous invites sans arrêt chez toi et tu dois trouver bizarre que nous ne venions pas. Ton père n'y est pour rien. Ton compagnon non plus. Je sais que tu as envie de me montrer l'endroit où tu vis et tout ce que vous y avez fait. C'est bien normal. Mais je ne suis pas encore prête. Pas tout à fait. Tu es devenue une très belle jeune femme, indépendante, avec une carrière comme je n'en ai jamais eu. Je ne suis pas jalouse, bien au contraire. J'en suis extrêmement fière. Mais ta réussite et le beau chemin que tu dessines dans ta vie me renvoient à ce que je ne suis plus pour toi : utile, essentielle, quotidienne, indispensable. Je suis consciente que c'est une étape que tous les parents traversent, mais cela ne m'aide pas. Nous savons tous que nous allons mourir un jour, ce n'est pas plus facile pour autant le moment venu. Je sais aussi que je suis ridicule quand je me plains de ne pas vous voir assez tout en me privant des fois où tu m'invites à venir. Mais comment te dire… Je crois que le manque est moins douloureux que le fait de ne plus me sentir aussi proche. Sais-tu ce dont je souffre le plus ?