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Elle marque une pause.

— De ne plus rien avoir à vous faire découvrir. J'étais si heureuse de vous présenter le monde… Tes éclats de rire devant les têtards de la mare, ta façon de t'accrocher à ma jambe lorsque tu as vu ton premier chien. J'ai eu la chance d'être témoin de beaucoup de vos premières fois. Tu n'as plus besoin de moi, et c'est logique. Mais être si peu après avoir été autant est une torture. Je sais que je vais surmonter ce cap. Je l'ai moi-même infligé à mes parents sans m'en rendre compte. J'espère que tu me pardonneras ma fragilité et que tu continueras à m'inviter. Tu n'y es pour rien, il en va ainsi de la vie, et j'ai déjà eu la chance de vivre auprès de toi et de ton frère des années magnifiques. L'été finit toujours par laisser la place à l'automne.

Eugénie baisse la tête avant d'ajouter :

— J'espère qu'un jour, j'aurai le courage de te dire tout cela en face. Si tu savais à quel point je t'aime…

Eugénie expire jusqu'à ce que son souffle se perde. Vidée, épuisée. Elle se sent comme une épave échouée, certes à l'abri des tempêtes, mais bien loin des courants qui nous font voguer vers les aubes naissantes. Elle va devoir attendre un peu avant de trouver la force de retourner se coucher auprès de Victor. Souvent, quand ses enfants, plus jeunes, n'étaient pas là, elle s'adressait déjà à eux. Pour leur donner du courage, pour les rassurer. Elle était convaincue qu'ils en recevaient au moins l'intention, comme une onde de bienveillance qui se jouerait des distances. Plus que jamais, Eugénie espère que ce lien magique nourri d'affection existe, qu'il n'est pas rompu malgré ses errements.

Elle ne saura jamais si ses enfants perçoivent ce qu'elle leur murmure avec tant d'amour. Ce n'est pas grave. Par contre, quelqu'un d'autre, dont elle ne soupçonne pas la présence, a parfaitement entendu.

43

La porte de la loge de Natacha s'ouvre. Nicolas en sort, livide. Il s'appuie contre le chambranle. Juliette, qui est en train d'annoncer à tout le monde qu'elle assistera à la représentation de ce soir en compagnie de Loïc, s'arrête à sa hauteur.

— Eh ben alors ? Notre metteur en scène préféré aurait-il mangé un truc pas frais ?

— Il va falloir annuler…

— Qu'est-ce que tu dis ?

Par l'entrebâillement, Juliette aperçoit Natacha, effondrée sur sa coiffeuse. Elle sanglote. Alertés par ses gémissements, Chantal et Taylor arrivent à leur tour. L'habilleur se précipite pour réconforter la comédienne.

— Il va falloir annuler, répète Nicolas, désemparé. On ne peut pas jouer ce soir.

— Mais pourquoi ferait-on ça ? s'étonne Chantal. C'est la plus grosse soirée de la semaine !

Nicolas se retourne et désigne son actrice principale d'un geste las.

— Extinction de voix. Madame est tellement stressée qu'elle a le larynx bloqué.

La vedette se retourne, le visage ravagé, et fait mine de parler. Un bruit étrange sort de sa gorge. Le couinement d'une barquette sous vide mal ouverte passée au micro-ondes.

— C'est terrible ! se lamente Taylor.

Juliette blêmit à son tour.

— On va lui donner du lait chaud, du miel, et ça va aller ! Il faut trouver une solution, coûte que coûte ! J'ai un invité de marque, moi…

La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, au point que les trois quarts de l'équipe sont bientôt dans le couloir à commenter la situation. Certains proposent aussi des solutions :

— On n'a qu'à la faire jouer en play-back, lance un machino. Elle fait les gestes et Nicolas lira son texte avec une voix de fille.

Daniel est appuyé contre le mur. Lui aussi pleure parce que depuis six minutes, il souffre exactement de la même maladie que Natacha. Après son ostéoporose du lobe de l'oreille et sa schizophrénie de l'haleine, il est à son tour victime de cette épidémie planétaire mortelle qui commence par une extinction de voix, et dont Natacha et lui seront les deux premières victimes. Il lui propose d'aller se suicider ensemble pour abréger leurs souffrances, mais personne n'entend.

Signe que la situation est grave, Victor ne plaisante pas.

— Ça tombe mal, dit-il. Si on doit rembourser, ça ne va pas arranger nos comptes, et ce n'est vraiment pas le moment de se faire épingler pour des soucis de gestion.

Eugénie se fraye un chemin jusqu'à la diva et lui étreint les épaules.

— Si on te chouchoute, gorge bien au chaud avec un petit massage, tu devrais pouvoir récupérer ? Le rideau ne se lève que dans deux heures.

Natacha secoue la tête négativement pendant que Nicolas explique :

— Ça ne changera rien. Elle a déjà fait une crise du même genre voilà quelques années. On était allés à l'hôpital en urgence et les médecins avaient assuré qu'il n'y avait rien à faire. Après une bonne nuit de sommeil, tout était redevenu normal.

— Une nuit de sommeil de deux heures, tente Eugénie, ça pourrait marcher…

L'actrice s'effondre à nouveau, mais sans émettre aucun son. L'effet est surprenant. Dépité, Nicolas tranche :

— C'est une catastrophe, mais nous devons assumer. J'ai besoin de quatre volontaires pour accueillir les spectateurs et leur dire que la pièce ne sera pas jouée ce soir.

L'équipe est sous le choc. Un sale coup. Personne n'en veut à Natacha, mais il va falloir gérer.

Soudain, Juliette s'écrie :

— Attendez, j'ai peut-être une solution !

44

— Vous êtes des malades, c'est hors de question !

Dans l'atelier de confection des costumes, la tension est palpable. Pour aider Juliette à convaincre Céline que son idée est bonne, Eugénie, Victor et Nicolas sont venus lui prêter main-forte.

La chorégraphe plaide avec toute la persuasion dont elle est capable :

— Tu connais le texte par cœur ! Tu es peut-être beaucoup plus jeune que Natacha, mais tu as la maturité pour incarner le personnage.

Céline n'en démord pas.

— Je n'ai jamais rien joué devant personne. Vous ne réalisez pas ce que vous me demandez. Lire la pièce le soir dans son lit pour pleurer ou balancer des répliques face à un miroir est une chose. Mais interpréter un texte complet devant une salle pleine en est une autre !

Nicolas s'en mêle :

— Écoute, Céline, je suis d'accord avec toi, c'est une idée dingue, mais c'est encore celle qui fera le moins de dégâts. Le fait que tu connaisses les dialogues est une chance extraordinaire.

— Et la mise en scène ? Qu'est-ce que vous en faites ? Je n'ai vu la pièce qu'une seule fois. Je ne me souviens plus de rien !

— Il nous reste encore plus d'une heure, on peut faire un filage, ou mieux, on t'équipe d'une oreillette et je te guide.