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— Vous ne vous rendez pas compte…

Eugénie lui prend la main.

— Si, parfaitement. Mais nous n'avons pas le choix. Tu es notre seule planche de salut. Si je connaissais les textes, je te jure que je foncerais.

Céline jette un regard furtif à son amie.

— Et si je me plante ? Si je suis nulle ? Non seulement les gens seront furieux, mais c'est moi qui porterai le poids de l'échec alors que je n'y suis pour rien.

— Ne raisonne pas ainsi, tempère Victor. On ne te demande pas de sauver le théâtre ou de calmer les gens, juste de jouer, avec tes tripes, un texte que tu maîtrises.

Les yeux de Céline volent de visage en visage, à la recherche d'une autre solution que celle qui la terrifie…

45

Alors que la salle se remplit, Eugénie aide à l'installation des spectateurs en gardant un œil sur Laura. La jeune fille fait parfaitement son travail, comme toujours, mais le sourire qu'elle arbore quand elle s'adresse aux gens contraste sévèrement avec la mine grise qui ternit ses traits dès que plus personne ne la regarde. Eugénie n'a aucun doute : cette petite lutte contre quelque chose qui la ronge.

En escortant une famille au rang G, Eugénie aperçoit Marcelle et Jean, le petit couple de retraités qui vient régulièrement. Elle éprouve une vraie tendresse pour eux. Elle se souvient encore de la première fois où elle les a remarqués. Ils étaient de dos, à la caisse de Franky. Ils paraissaient bien petits et frêles devant le comptoir, mais c'est surtout le fait qu'ils se tiennent la main même en payant qui avait attiré son attention. On aurait dit deux enfants amoureux que le temps aurait prématurément voûtés. Eugénie s'était approchée et s'était aperçue qu'ils réglaient leurs places en liquide.

Depuis, elle a pu constater que, fidèlement, ils étaient présents tous les premiers samedis du mois. Au début, ils venaient à cette date parce que leur petite pension tombait au même moment. Eugénie a réussi à leur obtenir un « tarif abonnement retraités réguliers » qui n'existe pas, mais leur permet de venir gratuitement. Ils ont cependant gardé leur date habituelle. Peu importe ce qui se joue, ils sont là. Quelques années auparavant, ils se rendaient encore au cinéma, mais le rythme effréné des films modernes leur donne mal à la tête. « Le théâtre, lui, ne peut pas aller plus vite que les êtres qui le font exister », comme ils disent.

Depuis quelque temps, ils marchent moins bien, Marcelle a une canne, mais ils se mettent toujours sur leur trente et un. Sa robe à fleurs date d'un autre temps, mais elle est ornée de lilas, ce qui correspond joliment au théâtre. Lui a toujours le même costume. Une fois, il a expliqué qu'il l'avait acheté pour le mariage de leur fils, voilà bien longtemps.

Eugénie finit de placer ses spectateurs et vient les saluer.

— Bonsoir Marcelle. Bonsoir Jean. Comment allez-vous ?

Elle leur fait la bise et s'aperçoit qu'ils portent tous les deux le même parfum. Impossible de savoir si cette eau de Cologne est masculine ou féminine, une de ces fragrances qui nous rappellent nos grands-parents.

Marcelle sourit timidement et Jean répond :

— Tant bien que mal, entre les examens médicaux et la vieillerie. Mais ici on oublie tout. Merci encore à toute votre troupe. C'est notre soir de fête. On l'attend toujours avec impatience.

— Vous commencez à bien connaître la pièce.

Marcelle réagit :

— Mais je l'aime bien, celle-là. Je suis contente que la petite dame s'en sorte. Si je croise l'autre sale type dans la rue, je lui flanque un coup de canne.

L'année dernière, pour leurs noces d'or, Eugénie les a fait installer au premier rang de la loge numéro 10. Victor leur a livré le champagne et la compagnie les a fait applaudir par toute la salle. Ils se tenaient debout au balcon, fragiles, agitant chacun leur seule main libre parce qu'il n'était pas question qu'ils se lâchent pour autant. Eugénie se souvient encore de l'émotion de l'équipe. Karim avait pleuré sans se cacher en frappant fort dans ses mains et Olivier était sorti en toute hâte leur acheter un bouquet de roses. Ce soir-là, pendant quelques instants, ce n'était plus la scène qui était dans la lumière, mais eux. Au balcon, dans leurs vêtements usés, ils avaient la prestance et la dignité d'un couple royal.

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas, tout le monde est là pour vous faire passer une bonne soirée.

— Merci, merci beaucoup.

Eugénie les quitte avec un léger pincement au cœur. Elle aurait aimé pouvoir prendre soin de ses propres parents ainsi.

Chaque fauteuil de cette salle ne correspond pas seulement à une place ou à un numéro ; c'est d'abord un écrin pour toutes les âmes qui viennent y reprendre leur souffle dans la longue course d'obstacles qu'est la vie.

46

Ils ont convenu de se retrouver devant le théâtre. Juliette attend en haut des marches tandis que les spectateurs se pressent pour entrer. Elle a toujours aimé cette fièvre d'avant spectacle. On perçoit déjà le frisson de l'attente, l'impatience de découvrir la pièce. Les centaines d'ampoules de l'auvent composent un firmament étoilé qui donne bonne mine à chacun.

Juliette n'arrête pas de regarder sa montre, mais elle est confiante : Loïc a toujours été ponctuel. C'est elle qui est en avance. Pour l'occasion, elle porte une robe toute simple avec une veste courte. Céline lui a évité les affres du choix en lui donnant ce précieux conseil : « Évite les vêtements qui se remarquent. C'est toi que l'on doit voir, pas ta robe. Trouve-toi quelque chose de confortable. Ce n'est jamais l'habit qui doit attirer l'attention mais ta façon de le porter, de bouger, de te tenir, et surtout, le visage que tu te composes. » Des heures de négociations avec chaque partie de son corps évitées Juliette est impatiente de découvrir comment Loïc sera vêtu. Alors qu'elle l'imagine dans toutes sortes de tenues, un doute lui vient. Serait-il capable de venir en bleu de travail ? Après tout, elle ne l'a jamais vu qu'ainsi.

Pour la première fois, il vient à elle. Mais avec qui a-t-elle rendez-vous ? Un ami, un petit ami ? Un simple adjectif change tout. Quel chemin est-il en train d'accomplir dans les méandres de son esprit ? Vont-ils se faire la bise ? Lui tiendra-t-il la main pendant le spectacle ? Leurs genoux finiront-ils par se frôler ?

Juliette est fébrile. Elle se souvient des fois où elle a attendu un garçon. Il y en a eu beaucoup. Jamais elle ne s'est mise dans cet état-là. Sans doute parce qu'au fond, elle n'en avait pas grand-chose à faire. Mais depuis qu'elle espère, depuis qu'elle envisage, elle a quelque chose à perdre, et l'indifférence n'est plus de mise.

Il y a maintenant un monde fou. Elle surveille les abords avec la vigilance que la situation impose, mais le public arrive en masse. Son œil passe en revue les visages comme un véritable système de surveillance. Un peu plus loin sur le perron, une autre femme attend. Légèrement plus âgée mais avec énormément de classe. Est-ce que Loïc la trouverait plus jolie ? Va-t-il se tromper et aller voir la pièce avec elle ? Si l'autre fait seulement mine de faire un pas vers lui, Juliette la défoncera sans sommation. Elle lui fera bouffer son collier de grosses perles et sa robe hors de prix.

Avant qu'elle ait pu se recomposer le visage si avenant dont Céline avait expliqué l'importance, une silhouette se plante devant elle.

— Bonsoir !

Il est là. Le grand cerf est venu. Et il a mis ses bois du dimanche. C'est la première fois que Juliette voit son visage sans cambouis. Elle n'en apprécie que davantage ses yeux. Il porte un jean, des baskets — alors qu'elle va se ruiner les pieds dans ses escarpins —, une chemise blanche et une veste sombre. Rien d'extraordinaire, mais quelle allure ! Céline a raison : le bon costume, c'est celui qui vous laisse la place d'être vous-même, et en l'occurrence… La carrure, la mâchoire, ce regard à faire flamber une tarte… tout est là.