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Lorsque le théâtre redevint silencieux ce soir-là, quelque chose d'imperceptible y planait encore. Quand Victor et Eugénie firent leur ronde, les sièges de Marcelle et Jean, ceux de Juliette et Loïc ne semblaient pas tout à fait vides.

C'est cette même nuit que l'idée la plus folle que la gardienne ait jamais eue germa dans son esprit…

50

Céline s'élance ; elle grimpe les marches quatre à quatre. Victor et Olivier n'ont que le temps de la suivre, sans rien remarquer du hall luxueux.

Ayant atteint — en un temps record — le palier précédant celui où vit son ex-mari, elle annonce à voix basse :

— Nous y sommes presque. Si vous êtes toujours partants pour m'accompagner, c'est ici qu'il faut se préparer.

Sans hésiter, Victor ouvre son sac à dos et tend le masque de vache à Olivier, tout en enfilant celui du cheval.

— Évidemment qu'on est d'accord pour t'épauler, réplique-t-il. C'est même à nous que tu aurais dû demander un coup de main la première fois.

— C'était l'idée d'Eugénie.

— Le concept était brillant, mais le casting risqué… Aujourd'hui, si ton gugusse refuse de payer ou te manque de respect, il trouvera à qui se frotter.

— Bien entendu, précise Olivier, si vous ou l'un de vos agents étiez capturés, nous nierions avoir eu connaissance de vos agissements et nous mettrions tout sur le dos de Norbert !

Le régisseur et le machiniste ont la même tenue que la gardienne et la chorégraphe lors de la première visite : pulls marins et pantalons de velours côtelé. Ils ont volontairement oublié la fausse batte de base-ball et le nunchaku en plastique…

— Prêts ? demande Céline.

La vache et le cheval hochent la tête. Céline monte aussitôt à l'assaut. Les deux animaux, qui ne voient plus grand-chose à travers leurs masques, la suivent maladroitement en essayant de ne pas s'étaler dans la dernière volée de marches. Si une entité extraterrestre devait juger notre espèce sur la foi de cette seule scène, on serait cuits.

Quelque chose a changé en Céline depuis la représentation. Ce soir-là, le lourd couvercle qui recouvrait son stock de colère a explosé. Ce n'est pas une petite faille qui est apparue, mais une large brèche qui s'est ouverte. Loin de vivre cela comme une catastrophe, elle en profite pour faire le grand ménage. Rien ne vaut la rage pour enlever les taches, même les plus tenaces.

Céline n'a plus du tout l'intention de se laisser faire, par personne. Puisque cette vie est une tigresse qui cherche à la dévorer, elle est décidée à faire claquer le fouet pour la dompter.

Le trio prend position devant chez Martial. Céline poste ses acolytes de chaque côté de la porte.

— On est bien d'accord, vous ne dites pas un mot, et vous n'intervenez que s'il va trop loin.

Les animaux acquiescent.

Cette fois, c'est elle qui mène le jeu. Elle n'hésite plus. Elle a retenu la leçon du premier échec. Ce coup-ci, elle ne se laissera pas éconduire. Elle n'a plus peur. Elle ne repartira pas sans son argent. Grâce à cette régularisation financière si longtemps attendue, sa vie va changer dans un spectaculaire effet domino : avec les sous, adieu les dettes, donc envolée l'insupportable pression de la banque. Tout ira beaucoup mieux. Ulysse n'aura plus à rougir de ses vêtements trop petits et elle ne sera plus obligée de jongler avec deux malheureuses paires de chaussures. Puisque le pot au lait ne peut plus lui échapper, bienvenue aux veaux, vaches et cochons ! Si Martial fait seulement mine de refuser, elle est capable de lui flanquer la même baffe qu'à Maximilien pendant la pièce. Elle en est presque à espérer qu'il fasse des difficultés pour s'offrir ce plaisir…

Elle souffle et secoue ses bras comme un boxeur avant le gong du début de combat.

— Ça me fait bizarre de revivre cette situation avec vous deux, confie Céline à ses complices. Merci d'être là, messieurs. L'homme que vous allez rencontrer m'a éloignée de votre espèce, mais vous me redonnez envie d'y croire.

Le cheval et la vache se regardent. Ils sont contents. Si Olivier était déguisé en poule, il pondrait un œuf de joie.

Prêt à en découdre, il plaisante :

— Si ton ex me cherche les pis, il va avoir une surprise !

Le cheval ricane :

— Tu rumines trop, on ne va pas en faire un foin !

Les voilà partis dans un rire étouffé, comme des gamins qui tentent de se contenir devant leur institutrice. Eugénie a raison : ces deux-là ne prennent rien au sérieux.

Céline enfonce le bouton de la sonnette, puis recommence en insistant frénétiquement. Plus de temps à perdre, zéro patience.

La porte ne tarde pas à s'ouvrir. Contrairement à l'épisode précédent, Céline ne cligne même pas des yeux. Elle est sereine.

En découvrant sa visiteuse, Martial s'agace :

— Encore toi ! Ça va pas de sonner comme une hystérique. Qu'est-ce que t'as pas compris ? Ça a toujours été ton problème. Tu vis dans tes rêves, mais la réalité est un peu plus compliquée que tes petits plans de gamine, ma pauvre Céline.

Celle-ci ne se démonte pas.

— Je n'ai rien à faire de tes commentaires. Tu vas simplement me donner ce qui me revient et tout se passera bien. Tu me dois 11 130, mais dans un souci d'apaisement, j'arrondis à 11 000, et je te fais cadeau des intérêts de retard.

Il éclate d'un rire forcé.

— Tu veux pas un paquet cadeau, en plus ?

Puis, en jetant un œil au palier, il interroge :

— T'es revenue avec la ferme en folie ? Parce que c'était plutôt rigolo la dernière fois.

Les deux comparses apparaissent. Martial applaudit :

— Super, les filles ! Est-ce que vous pouvez me refaire votre petit numéro de l'arme en plastique qui casse ? S'il vous plaît ? Trop marrant !

— Je ne suis pas là pour m'amuser, Martial. J'attends l'argent que tu nous dois, à ton fils et à moi, sinon je te jure que je retourne ton appart jusqu'à trouver où tu caches tout ce que tu as détourné depuis des années.

— Tu ne sais même pas de quoi tu parles…

— Tu paries ? Tu me juges vraiment assez cruche pour ne rien avoir compris de tes petits trafics ? Avec tes liasses douteuses et ta manie de tout payer en liquide ? Veux-tu qu'on aborde le chapitre de tes magouilles immobilières ?

— Je te l'ai déjà dit, tu n'es pas de taille. De toute façon, il n'y aurait que de la menue monnaie à ramasser ici.

Poussant encore plus loin la provocation, il lâche :

— Pour avoir une chance de mettre la main sur le pactole, il faudrait que tu lises dans mes pensées…

Il tapote sa propre tête de l'index.

— Aucune chance que tu trouves la clef de ce coffre-fort là. Tu n'as déjà pas été fichue de dénicher celle de mon cœur…

Son sourire arrogant et son excès de confiance en lui font réagir Victor et Olivier, qui piétinent. Martial le sent.

— Qu'est-ce qu'elles vont faire, Cataclop et Meuh-meuh ? Vous croyez que j'ai peur de deux herbivores ridicules ?

Il tend la main pour atteindre ce qu'il suppose être la poitrine de la vache. D'un geste sec, Olivier écarte son bras. Le mouvement est vif, anormalement puissant. Déstabilisé, Martial plisse les yeux. Il devine que la configuration n'est plus exactement la même qu'à la visite précédente. Cette fois, la situation peut lui échapper.