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La porte en question s'ouvre : c'est Annie qui débarque.

— Génial, un barbecue !

Mais en respirant les volutes de fumée noire, son enthousiasme retombe.

— Il n'est pas net votre feu, constate-t-elle avec une grimace. Si on met des saucisses là-dessus, elles vont sentir le vieux pneu.

Karim se met à rire, pour ça et pour tout ce qu'il a entendu avant.

— Eugénie, c'est toi que je cherche, annonce la coiffeuse. Laura vient d'arriver. Ce n'est pas la grande forme. Elle a demandé où tu étais. Je me suis dit qu'il valait mieux te prévenir.

— J'arrive.

53

C'est la première fois qu'Eugénie s'installe réellement avec quelqu'un à la table du décor de Cœur à retardement. Les rideaux sont fermés et les machinistes ne seront pas à la manœuvre avant une bonne heure. Une pénombre protectrice enveloppe le plateau encore en sommeil. En fin d'après-midi, le lieu central du théâtre, celui autour duquel tout s'articule, s'avère le plus calme.

Laura regarde autour d'elle. Après tout, c'est pour monter ici qu'elle a souhaité intégrer la troupe. Alors qu'Eugénie l'invite à prendre place, la jeune fille s'inquiète :

— Vous avez sans doute d'autres choses à faire. On pourra se voir plus tard…

— Tout va bien. Je t'en prie, assieds-toi.

Laura jette des coups d'œil craintifs chaque fois qu'elle entend le moindre bruit.

— Ce que j'ai à vous demander est assez personnel…

— Ne t'en fais pas. Même si ça bouge derrière, personne ne viendra nous déranger ici. C'est assez paradoxal, mais cet endroit est en fait assez intime. J'y donne pas mal de rendez-vous…

Laura cesse de se tortiller sur sa chaise et commence timidement :

— Je me suis souvenue de ce que vous m'aviez proposé le soir où je n'étais pas bien.

— Tant mieux. C'était une perche tendue.

La jeune fille se tient droite, les doigts entrelacés, serrés comme si chacune de ses mains se cramponnait à l'autre pour éviter de tomber.

— Si vous le permettez, fait-elle d'un ton hésitant, j'ai une question à vous poser. Elle va sans doute vous paraître incongrue, ou stupide… Mais j'ai besoin d'en passer par là. Voilà plusieurs semaines que j'hésite à vous solliciter. Trente-quatre jours exactement.

— C'est long quand on attend une réponse…

Laura tente un sourire, mais elle est trop crispée.

— Ce n'est pas simple pour moi d'évoquer ce qui m'a mise dans cet état-là. J'ai même du mal à y penser ! Les larmes viennent si vite. Ne m'en veuillez pas.

— Tranquillise-toi. Dis-toi qu'il n'existe pas meilleur endroit qu'une scène pour libérer ses émotions.

— J'ai imaginé et répété cette conversation des dizaines de fois. J'avais préparé mes premières phrases, la façon de vous présenter la situation, et maintenant que j'y suis, plus rien ne me vient.

— Ne t'inquiète pas. De quoi veux-tu que nous parlions ?

— De Victor, enfin, de votre mari.

— Excellent sujet de conversation.

— Il n'est pas vraiment question de lui, mais de ce que vous seriez prête à faire s'il vous le demandait…

Laura rassemble son courage et se lance :

— Admettons qu'il vous ordonne de le quitter, afin de vous protéger. Accepteriez-vous ?

Eugénie hausse les sourcils.

— Est-ce que j'accepterais de le quitter s'il me le demandait ? C'est bien ce que tu veux savoir ?

Laura confirme d'un hochement de tête. La gardienne réfléchit.

— Drôle de question. Il faudrait d'abord que je sache pourquoi. Impossible de décider sans comprendre, cela n'aurait aucun sens. Ton petit ami t'a demandé de le quitter ?

Laura préférerait éviter d'en dire trop.

— Quelque chose a changé entre nous, se décide-t-elle tout de même à avouer, et pour mon bien, Quentin veut que je le quitte.

— Il s'appelle donc Quentin… Puis-je te demander pourquoi il souhaite cela ? Il a quelqu'un d'autre dans sa vie ?

— Non, personne.

— Est-ce une excuse inventée pour t'éloigner parce qu'il n'ose pas te dire qu'il en a simplement assez ? Les hommes en sont capables.

— Pas lui.

— Vous vous aimez ?

— Oui, beaucoup. Enfin, je crois. On se fréquente depuis plusieurs années et nous étions heureux ensemble.

— Tu en parles au passé…

— Pardon, je suis confuse.

Eugénie devine que le sujet est sensible et ne sait sur quel pied danser.

— Tu sollicites mon avis sur une question qui t'implique au plus haut point, mais j'ai l'impression que tu ne veux pas me livrer le contexte. Je respecte cette pudeur, mais il n'est pas évident de réfléchir sans connaître les tenants et les aboutissants.

— Je sais. Mon cas est tellement difficile. Vous vous demandez sans doute pourquoi c'est à vous que je m'adresse…

— Il est souvent moins compliqué de se confier à une connaissance qu'à ses proches. On redoute leur jugement… J'ai connu ça. Tu n'as pas à te justifier, mais si tu veux un avis sincère, laisse-moi une chance de comprendre vraiment ce qui te tracasse.

Laura semble chahutée par des sentiments contradictoires. Elle lève le menton, essaye de respirer à fond. Ses yeux s'embuent, mais elle ne laisse pas aux larmes le temps de sortir et les balaye dès qu'elles naissent.

— J'ai connu Quentin au lycée. On a d'abord été amis. Ce n'était pas mon premier petit copain, mais avec lui tout a toujours été plus agréable. Plus sérieux aussi. Il est gentil, il me fait rire. Je me voyais bien faire un bout de chemin avec lui. Même quand il a arrêté ses études, on ne s'est jamais perdus. Il a trouvé du travail l'année dernière, dans une entreprise de construction. Il a suivi des formations et il est devenu coffreur pour les bétons. Ça paye plutôt bien. On avait des projets. On comptait s'installer ensemble. Il a mis de côté et pris un appart. On était d'accord pour que je finisse mes études…

Sa voix se brise. Eugénie lui laisse du temps mais, constatant que Laura n'arrive pas à reprendre, finit par poser sa main sur la sienne pour l'encourager.

— Que s'est-il passé ?

— Le mois dernier, sur un chantier, une potence à fixer. Aucun risque, il n'a pas jugé utile de s'attacher et…

La jeune fille n'achève pas sa phrase. Elle reste un instant silencieuse avant de s'obliger à poursuivre :

— Il a fait une chute. Le matin même, je l'avais déposé à la gare. Je le revois encore courir pour attraper son train.

Sa diction est hachée, elle cherche ses mots, son souffle.

— Dans l'après-midi, j'ai reçu un coup de fil de sa mère. Elle ne m'appelle jamais. Je me suis tout de suite doutée qu'il était arrivé quelque chose. Il est tombé de sept mètres de hauteur. Il aurait pu se tuer. Il s'en est sorti mais les médecins sont formels, il ne remarchera plus jamais. Il va passer le reste de ses jours dans un fauteuil.

Laura s'interrompt. Refusant de céder à l'émotion, elle se cambre pour expliquer :

— Cet accident fait exploser tous nos projets, toute notre vie, mais je n'ai jamais envisagé de lâcher Quentin, je le jure. Je lui ai consacré le plus de temps possible. J'étais consciente que la situation s'était compliquée, c'est d'ailleurs pour cela que je suis venue postuler ici, pour avoir une échappatoire, un autre univers à fréquenter que celui des hôpitaux. Mais quelques jours après être sorti des soins intensifs, Quentin m'a demandé de l'oublier pour refaire ma vie.

Laura suspend son récit une fois de plus. Son visage est marqué, comme si elle revivait en direct cet horrible moment.