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Victor fronce les sourcils et déclenche aussitôt le chronomètre de sa montre. Il vieillit sa voix :

— C'est toi, Huguette ?

— Non monsieur, je m'appelle Virginie, et je vous appelle pour vous faire profiter d'une…

— Tu es gonflée de rappeler après ce que tu as fait, sale pouffiasse ! Jamais je ne te pardonnerai d'avoir couché avec Jean-Michel !

— Monsieur Camara, je ne suis pas Huguette, je n'ai couché avec personne. Est-ce que vous aimez le café ? Voudriez-vous recevoir un café d'exception, sans aucun engagement ?

— Cochonne ! Si tu crois que tu vas me séduire comme ce pauvre Jean-Michel ! C'est avec ton café que tu l'as embobiné ? Tu sais où tu peux te les mettre, tes paquets de café ? Et les tasses avec, sorcière lubrique !

Eugénie rentre de son déjeuner. En découvrant son mari hilare et déchaîné au téléphone, elle demande discrètement :

— Encore du démarchage ?

Victor hoche la tête tout en continuant de s'en donner à cœur joie. Elle lui glisse à l'oreille :

— Arrête de jouer avec ces pauvres bougres. Ils essaient de gagner leur vie.

Il pose la paume sur le combiné et rétorque :

— Qu'ils se trouvent un boulot honnête et arrêtent de harceler les gens. Je venge tous les petits vieux qui n'en peuvent plus de se faire escroquer !

Il reprend sa voix d'ancêtre et déclare au téléphone :

— Tu devrais avoir honte, Huguette. Et quand tu dis que tu n'as couché avec personne, soit tu es une vilaine mytho, soit tu es la reine des pommes. Arrête de mentir ou alors va coucher, c'est trop bien !

La télévendeuse lui raccroche au nez. Victor vérifie son chrono.

— 1 minute 08 ! On est loin du record. Pauvre petite. À croire que les nouveaux ont moins d'endurance.

Dans la cuisine, Eugénie se prépare un thé. Victor la rejoint. S'appuyant nonchalamment contre le montant de la porte, il tente :

— Alors comme ça, tu ne veux plus faire le fantôme ?

Eugénie n'a pas envie de répondre, sans doute parce que tout n'est pas clair dans sa tête. Elle ne s'explique pas complètement sa réaction. Elle plonge la boule à thé dans sa tasse et se focalise sur les harmonieuses volutes caramel qui se répandent dans l'eau fumante. Mais Victor ne lâche pas. Il ne dit rien mais pose sur elle ce regard patient qui leur a toujours permis d'éviter les non-dits. Dans un soupir, elle finit par rendre les armes :

— Ce n'est pas tant ton histoire de fantôme qui me gêne…

— Quoi donc alors ?

— Je ne sais pas. J'ai l'impression d'en avoir assez de tout. Un vrai ras-le-bol.

— Je sens bien que tu n'es pas au mieux. Tu traînes des pieds. Tu n'écoutes rien, tu oublies même les horaires des répétitions. Pourtant, on vit là où tu le souhaitais. Tu rêvais de ce théâtre. Tu aimes être ici.

— Je sais, je me le répète tous les jours, mais cela ne change rien.

— Y a-t-il un problème dont tu ne m'aurais pas parlé ?

— Rien que tu ne saches déjà.

— Il y a forcément quelque chose qui te met dans cet état-là. Si tu ne veux pas en parler avec moi, essaie au moins d'en discuter avec Céline ou Juliette.

— Je ne sais plus où j'en suis. Les enfants s'en sortent plutôt bien, tu es un mari prévenant, l'équipe est géniale — à part les deux divas —, je travaille là où j'ai toujours voulu. Aucune raison de me plaindre. Quel boulet je fais…

— Tu ne te plains pas, mais le fait est que tu n'es pas en forme.

— Je n'ai plus goût à rien. Un truc s'est cassé dans ma tête et, en plus, je m'aperçois que ça vous tracasse.

Il la prend dans ses bras, elle se laisse faire.

— Culpabiliser ne sert à rien. Tout va bien. Voilà des mois que tu te démènes pour les spectacles, nous ne sortons plus d'ici, nous n'avons pris aucunes vacances. Tu es toujours là pour tout le monde, c'est logique que tu sois fatiguée. Tu vas lever le pied et ça ira mieux…

— Pas si sûr. Je sens qu'il y a autre chose, au fond de moi, et je ne sais pas ce que c'est. Un dégoût, un désintérêt. Peut-être parce que je me vois vieillir. L'impression que tout s'écroule mollement… Certains jours, je n'ai plus envie de continuer.

— Dépressive ?

— Plutôt en manque de but. À quoi bon se démener lorsque tu sais que cette époque en fera au mieux un profit, au pire une trahison ? Pourquoi se battre quand ceux que tu aimes font leur vie ailleurs ? Je crois que je me fous de tout parce que je ne crois plus en rien. Il n'y a que devant les enfants que j'arrive encore à me forcer. Sinon, partout ailleurs, je me demande ce que je fais là.

Elle n'a même pas envie de pleurer.

— Eugénie, tu es importante pour l'équipe. Ce théâtre que tu aimes tant a besoin de toi. Beaucoup ont rejoint la troupe parce que tu leur en as donné envie.

— Ils sont là pour les mêmes raisons que moi, parce que je fuis la vraie vie. Ils sont là pour oublier que dehors, tout ce qui en vaut la peine finit par s'arrêter alors que ce qui nous ronge n'en finit jamais.

— Te voilà bien sombre.

— Ce théâtre est une véritable Arche de Noé. Dans une tragédie, on dirait que c'est un refuge pour cœurs brisés, un atoll pour illusions échouées, un sanatorium pour espoirs à bout de souffle. De toute façon, parti comme c'est, on ne va pas réussir à proposer une programmation capable de convaincre la mairie et ils nous couperont les subventions. Ils n'attendent que ça. Tout s'arrêtera et l'arche coulera.

— Nous n'en sommes pas là. Pour le moment, dis-moi ce que je peux faire pour t'aider. L'équipe compte sur toi, tu es un phare pour nos enfants…

— Personne n'est irremplaçable. Les enfants se débrouillent très bien sans nous et c'est normal à leur âge.

Avec douceur, Victor relève le visage de sa femme.

— Moi, j'ai besoin de toi. À mes yeux, tu es irremplaçable.

6

Tout en conduisant, Juliette chantonne. D'ailleurs, en règle générale, lorsque la jeune femme ne parle pas, elle fredonne. Cela lui vaut même régulièrement des réflexions du patron du cabinet de radiologie dans lequel elle travaille en tant qu'assistante. Sa passion pour la danse explique sans doute les ritournelles qui lui tournent dans la tête en permanence et la poussent, à cet instant précis, à se dandiner en rythme.

De la place du passager, Eugénie dévisage la jeune femme, si vivante, si réactive à tout ce qui l'entoure. Au sein de la troupe, Juliette est chargée de régler les chorégraphies. Elle s'occupe aussi de développer ce que Maximilien, le pseudo-grand acteur, nomme pompeusement « la gestuelle scénique ». De cette jolie demoiselle, il accepte les conseils. Eugénie le soupçonne de tolérer cela uniquement pour les fois où il peut se coller à elle « pour apprendre à mieux placer son corps ».

Soudain, elle remarque quelque chose.

— Tu as changé de coiffure ?

— La vache, t'as mis plus de six kilomètres à t'en rendre compte. Je t'ai connue plus affûtée… Qu'est-ce que t'en dis ?

Eugénie est dubitative. Après avoir vu sa jeune complice avec une queue-de-cheval, les cheveux au carré, des tresses et tant d'autres coiffures oubliées depuis, elle la découvre ce matin avec une sorte de chignon savamment coiffé/décoiffé. Puisque la réponse tarde à venir, Juliette s'est remise à chantonner.

— Cette coiffure-là est très bien, mais celle d'avant était parfaite aussi.

Juliette cesse de marmonner son refrain. Eugénie plisse soudain les yeux d'un air soupçonneux.

— La dernière fois que tu as changé de coiffure, c'était juste avant de quitter ton footballeur pour ton coach sportif…