— Tu tiens tes fiches à jour…
— Tu as encore un nouveau petit copain ?
— Je suis restée six mois avec le dernier, c'est déjà pas mal.
— Juliette, je te parle en tant qu'amie : tu ne peux pas passer toute ta vie d'un beau mec à l'autre comme ça.
— Tu es donc d'accord, il était canon. Mais attends de voir celui-là !
— Je suis sérieuse. Une relation purement physique ne te rendra jamais heureuse sur le long terme.
— Entièrement d'accord, c'est pour ça que je change souvent.
— Je te connais, tu es sensible. Il est temps pour toi de construire quelque chose de plus profond.
Juliette met son clignotant pour tourner à droite vers un centre commercial.
— Tu étais aussi sérieuse quand tu avais mon âge ?
— Traite-moi de dinosaure tant que tu y es ! Je te préviens : d'une seule de mes grosses pattes, je peux écrabouiller l'oie blanche que tu es. Et pour ta gouverne, à vingt-huit ans, j'étais déjà avec Victor et nous avions des projets.
— Je suis donc une écervelée et tu es la raison faite femme…
— Je te dis simplement que tu devrais te trouver quelqu'un qui t'aime pour autre chose que ta frimousse. Et quand je dis frimousse…
— Il aura quelle tête, cet oiseau rare ?
— Aucune idée. Ce n'est pas son allure qui compte, mais ce qu'il éprouvera pour toi.
— T'avoueras quand même qu'une belle gueule est bien plus sexy qu'un plan épargne-retraite.
— Tu ne viendras pas pleurer plus tard. Je t'aurai prévenue !
— Très bien, madame la donneuse de leçons, alors explique-moi ton petit jeu avec Maximilien.
Eugénie tousse et s'étrangle. Juliette ne s'arrête pas pour autant.
— Et vas-y que je glousse quand il me parle à l'oreille, et vas-y que je lui fais les yeux doux quand il me tient la porte… Tu crois que je ne vois rien ?
— Ça va pas, non ? Premièrement, Maximilien fait du charme à tout le monde, à commencer par toi, et deuxièmement, ce n'est pas du tout la même chose.
— Et troisièmement, tu fais ce que tu veux…
Juliette fait un clin d'œil à sa voisine et décide de ne pas la torturer davantage.
Elle tourne cette fois à gauche, sans chantonner ni parler. Très inhabituel.
— Eugénie, dit-elle enfin, est-ce que tu peux garder un secret ?
— Quelle question ! Bien sûr. Tu as un souci ?
— Besoin de ton avis.
Juliette s'engage dans le parking d'une grande surface de bricolage. Sa voisine s'étonne.
— Tu comptes faire quoi ici ? Avant de te blesser, demande plutôt un coup de main à Victor.
Juliette rit et file jusqu'au fond, là où il y a toujours plein de places disponibles parce que les gens préfèrent se tasser près de l'entrée plutôt que d'avoir dix mètres de plus à faire à pied. Elle se positionne, amorce une manœuvre et commence à reculer lentement.
— Tu me jures que tu ne diras rien à personne ?
— Juré.
— Jamais ?
— Jamais.
Juliette ouvre sa portière et se penche pour surveiller la précision de sa marche arrière. Soudain, elle donne un léger coup d'accélérateur et envoie sa voiture percuter un plot de béton. Le choc est léger, mais le bruit de plastique cassé combiné au raclement du bas de caisse ne laisse aucun doute sur la réalité des dégâts.
— Mais qu'est-ce que tu fiches ? s'exclame Eugénie. Tu l'as fait exprès ! Tu es folle ?
— Oui, de lui, et tu vas voir qu'il en vaut la peine.
Juliette redémarre en trombe en chantant à tue-tête.
7
Deux chansons plus tard — soit environ huit kilomètres —, Juliette se range devant un modeste garage automobile perdu entre deux hangars dans une zone industrielle.
Une façade de tôle ondulée couverte de plaques émaillées vantant les mérites de marques dont beaucoup n'existent plus. Une ancienne pompe à essence depuis longtemps hors service. Sur le fronton, on distingue encore la trace des mots « ENTRETIEN RÉPARATIONS », mais beaucoup de lettres sont tombées. Il n'en reste plus que quelques-unes, rouges et piquées de rouille : « T.EN…ATIONS ». Dès sa première visite, Juliette y avait vu un signe.
Avant de descendre, elle vérifie son apparence dans le rétroviseur et, après avoir expérimenté quelques moues, se compose un air préoccupé.
Des colonnes de vieux pneus et une voiture de collection sur cales encadrent des portes grandes ouvertes sur un atelier où règne un obscur chaos mécanique. Eugénie, de plus en plus intriguée, déboucle sa ceinture et suit son amie qui franchit le seuil.
Les voitures à demi démontées et les motos sans roues ont des allures de monstres tapis dans l'ombre. Outils et pièces automobiles jonchent le sol alors que flotte un parfum de graisse mêlée d'essence. Quelque part dans ce capharnaüm, une radio nasillarde diffuse un tube déjà ancien. Bien que séduite par le tempo, Juliette parvient à se contrôler. D'une voix forte teintée d'accents implorants, elle appelle :
— Excusez-moi, il y a quelqu'un ?
Un bruit métallique résonne au fond, immédiatement suivi d'un juron.
— J'arrive !
Des bruits de pas, puis une silhouette qui contourne le pont de levage et avance droit sur les visiteuses. Un jeune homme en bleu de travail émerge de la pénombre. Comme un puzzle s'assemblant progressivement devant elle, Eugénie le découvre. D'abord une démarche posée mais volontaire, une carrure, enfin un visage bien dessiné, équilibre parfait entre la puissance de la mâchoire, la douceur du regard et la sensualité des lèvres. Lorsqu'il s'approche, cerise sur le gâteau, elle s'aperçoit que ses yeux sont magnifiques. Difficile de ne pas tomber sous le charme de cette masculinité brute dont le porteur semble naïvement ignorer la valeur.
Avec une timidité que son amie ne lui connaissait pas, Juliette demande :
— Vous me reconnaissez ?
— Bien sûr, vous étiez là la semaine passée, et même celle d'avant. Ne me dites pas que vous avez encore eu un carton…
— Si. C'est horrible, je crois que j'ai la poisse…
— De quoi s'agit-il, cette fois ?
— Je ne sais pas trop.
— Vous voulez que je jette un œil ?
— Vous me sauveriez la vie. Merci beaucoup.
En passant devant Eugénie, qu'il salue, le jeune garagiste commente :
— Votre fille n'a pas de chance avec les voitures !
Eugénie reçoit la remarque comme une gifle. Un coup à s'écrouler en morceaux, à commencer par les bras qui se décrocheraient. Pas vraiment un problème ici — quelques pièces détachées supplémentaires ne se remarqueraient pas dans le foutoir ambiant. Bonne matinée pour Eugénie qui, depuis ce matin, s'est déjà fait traiter de dinosaure, et qui à présent se voit affublée d'une autre maternité. Brontosaure qui s'ignore voit un nouvel œuf éclore…
En remontant vers le point d'impact à l'arrière, le mécanicien inspecte le véhicule. En découvrant les traces, il s'arrête, perplexe.
— Eh ben dites donc… Comment vous avez fait ça ?
— Vous n'allez pas me croire, je n'en ai aucune idée.
Il s'agenouille pour évaluer les dégâts, passe la main sous le bas de caisse. S'apercevant que les enfoncements l'entraînent loin, il s'allonge sur le dos, prêt à se glisser dessous.
Juliette, frissonnante, s'approche d'Eugénie et lui murmure discrètement :
— C'est le moment que je préfère.
L'homme s'engage sous la voiture.
— J'adore sa façon de bouger. Regarde comme il est beau ! Ces épaules, ce torse, ce bassin, il doit danser comme un dieu…