À quoi bon ? Carlo n’avait pas le temps de traîner. Il voulait juste voir le tableau, partir au plus vite. Il savait qu’il y en avait quatre autres. Il s’impatientait.
Ces images du passé le retardaient. Il les regardait malgré lui. Un moment, après la fin de sa dernière année de Yale, l’été d’après passé en France, la mort de ses parents adoptifs sur une route de l’arrière-pays d’Aix, comme dans les films, au retour — quelques semaines, un peu plus peut-être —, Carlo s’était vu totalement seul. Les gens qu’il retrouvait avaient évolué sans lui, il s’était habitué à vivre sans eux. Ses amis d’Amérique s’étaient eux aussi éloignés, puisqu’il était parti. C’était la seconde fois qu’il voyait mourir ses parents.
Autour de lui continuaient à vivre les ombres de ceux qu’il venait d’abandonner. Lorsqu’il se trouva pour la première fois devant le petit rectangle peint, Carlo ne put en dissocier l’image de celle de son meilleur ami, Jan. Autre deuil, six mois plus tard.
Carlo ne pensait pas qu’il y avait autant de primitifs italiens au musée de Yale. Il faillit presque s’y intéresser par un sain réflexe d’autodidacte qui veut se donner bonne conscience. Il se força à rester devant cinq ou six de ces œuvres pour ne pas pouvoir s’accuser d’avoir négligé une occasion d’apprendre quelque chose. Quel intérêt ? Il goûta surtout leur valeur romanesque : les voyages de ces peintures, leurs possesseurs, les passions des ventes aux enchères, la flambée des prix du marché de l’art, le tissu d’intrigues qui aboutissait à leur exposition dans ces salles. Chaque tableau pour lui enfermait une histoire, des pays lointains, les femmes mortes depuis des siècles qui l’avaient contemplé. On vient à l’art comme on le sent. Il n’osa tout de même pas aller plus loin dans les sornettes qu’il se racontait. S’il croisait un ami, du moins aurait-il ses petites histoires toutes prêtes pour expliquer, sans inquiéter personne, les raisons de sa présence ici. Une seule peinture l’intéressait, aucune autre.
Jan, il ne voulait plus trop penser à lui, depuis sa mort. En classe, on ne faisait pas très attention à Jan. On ne savait pas bien qui il était, même Carlo qui venait d’Europe. Le nom que portait Jan aurait pu être américain. Valdat, c’était le nom d’une obscure ville du Missouri, le nom d’une équipe de foot, et peu importait que ce fût également celui d’une dynastie qui avait si longtemps régné dans un petit État d’Europe que l’on n’arrivait même pas à situer, quelque part entre la Croatie et le Monténégro. Jan était tranquille, vivait bien à Yale. On remarquait surtout ses cheveux blancs très courts : albinos, unique en son genre, on ne voyait que lui au réfectoire, mais cette particularité physique le rendait sympathique et lui servait de cuirasse. Puisque, de lui, on ne voyait que ses yeux et ses cheveux, le reste devenait invisible. Il était respecté, par principe. C’était déjà si peu de chose en France et en Italie, en Roumanie ou en Autriche, de porter le nom de princes sans royaumes, alors ici. Au moins on ne le montrait pas du doigt. On aurait fait dix fois plus d’histoires s’il avait été membre d’une des « sociétés secrètes » qui se partageaient le campus. En anglais, il n’avait pas d’accent. Il parlait bien. Les filles le trouvaient assez beau.
Un des joueurs de polo de l’équipe de Carlo, Tom, élève de Morse College, racontait comment un ami de son frère, qui se faisait appeler Bob Vanorange, lui avait fait visiter les Pays-Bas : ils avaient tous dîné au palais royal. C’était sympathique ce prince de Hollande — Stathouder des Pays-Bas, duc de Nassau, protecteur de ceci et de cela — qui arrivait incognito pour faire ses études dans le pays de Peter Stuyvesant, en brave puritain au chapeau rond et au rabat de velours noir, comme un de ceux qui, trois siècles auparavant, avaient bâti l’Amérique.
Jan, catholique, extrêmement pieux, ce que l’on ne savait pas, priait en cachette. Ce qui expliquait la carte postale du petit saint achetée au musée de Yale qui faisait l’unique décoration de sa chambre. Un rectangle de couleurs et d’or sur le mur blanc.
Jan, chaque soir, écrivait en secret. Toujours des pages religieuses, sur un cahier, qu’il montra plus tard à Carlo devenu son ami. Il aimait écrire et se laissait aller, dans un style de sermons de carême enflammés ou tendres, jamais vraiment ennuyeux, à des pages mystiques et profondes. Il ne pensait pas trop à ce qu’il écrivait. Une logorrhée automatique. Il lui arrivait de passer des semaines à noircir des pages de réflexion sur le Bon Larron, les Rois mages, l’Ange Gardien ou la question, plus générale, du temps et de la prière. Peut-on prier pour des événements qui ont déjà eu lieu ? Des couvents entiers prient pour la conversion de saint Paul, etc. Il livrait contre lui-même de petites controverses qui l’amusaient.
Carlo aimait bien. Pour lui, c’était comme les Contes de Perrault ou les Fables de La Fontaine. On pouvait voir dans ces pieuseries le reflet d’angoisses, de chagrins, mais tellement déguisés, tellement dilués, qu’ils en devenaient méconnaissables, imperceptibles. Un pur exercice intellectuel, en apparence. Un journal intime écrit avec un code secret et du jus de citron. Carlo avait beaucoup appris, avec Jan, sur l’art de donner le change. Dans la langue de la religion, il exprimait beaucoup de choses qui prenaient ainsi l’aspect de paroles d’Évangile, de vérités d’éternité faites uniquement, lorsqu’il les relirait, pour lui rappeler de petits événements heureux, le plus souvent prosaïques au possible. Il relisait ses pages sur la communion des saints et se souvenait de la tournée qu’ils avaient faite avec son groupe de chant au Canada ; cela signifiait Louisa, qu’il avait rencontrée dans la famille qui l’avait logé à Montréal. Ou quand il pensait à Esther, qu’il avait connue à la patinoire et sur laquelle, pendant quinze jours, il s’était amusé à nourrir de belles illusions, il relisait son court chapitre de l’adoration perpétuelle. Asthmatique de seize ans, le patinage était le seul sport qu’elle pouvait pratiquer. Carlo avait tout de suite dit à Jan de la débarquer.
Carlo possédait également son langage crypté pour soulager ses peines en gardant le masque : pour lui-même, sans public, sans que rien ne sorte de son cerveau, il consentait à se mentir parce qu’il savait bien qu’il ne se duperait pas. Il s’occupait l’esprit avec patience faute de s’avouer franchement, par pudeur, les passions dont sa vie était occupée. Dans ces rues de Yale, penser à Jan l’empêchait de se livrer : son ami aurait aimé servir d’encre sympathique à ses songes.
C’est à cette époque aussi que Carlo avait constaté qu’il possédait un don étrange, extraordinaire, impossible à communiquer : il suffisait qu’il entende une fois un disque, une musique, pour pouvoir la retrouver, à volonté, dans son cerveau. Il n’était pas capable de l’écrire — il n’avait jamais compris comment on utilise une partition, les notations des portées étaient pour lui des hiéroglyphes —, encore moins de la chanter — sa voix déraillait — il pouvait pourtant réentendre les moindres détails de la musique, chaque couleur d’une interprétation. Il emportait ses disques dans sa tête, sans le vouloir, et c’était assez encombrant. La musique l’envahissait, sans lui laisser le choix. Il pouvait dire, sans se tromper, qui il entendait : la Tebaldi, la Tardi, la Berganza, avec quel orchestre, en quelle année. Le plus rageant, c’est que personne ne le croyait — il avait cessé d’en parler — et il était désespérément le seul témoin de cette faculté mentale prodigieuse, du moins la jugeait-il ainsi. Un beau don qui ne sert à rien. Sauf que la vie avait l’air parfois d’un mauvais film où l’on met trop de musique pour faire oublier la médiocrité des dialogues.