Le carnet bleu de Jan, c’était cela : une collection de pastiches pour rire et devenir un écrivain. Il faut oser commencer à écrire ou à peindre : même en pensée, Carlo n’osait qu’à mots couverts tracer son propre portrait. Une image trop ressemblante lui aurait fait mal, car il se sentait capable de se réussir, du premier coup.
En sortant de chez Théo, Carlo regretta de n’avoir pas pensé à acheter sa copie du Maître de l’Observance. Il l’aurait installée dans son appartement de Washington. Il l’aurait prise, rien que pour le plaisir de la sentir peser entre ses mains. Puis il aurait ôté de sa chambre tous les autres ornements.
Dans le taxi, Irène le pressa de questions. Par provocation et parce qu’elle ne croyait pas un mot de ce qu’il débitait, ce discours si bien forgé à son propre usage. Il fut sincère, c’est-à-dire qu’il raconta tout ce qu’il osait se dire à lui-même depuis le début de cette semaine. Il s’intéressa. Il expliqua que lui aussi se comportait en collectionneur. Elle fronça le sourcil. Il retraça son voyage, son récent amour de la peinture, d’une seule peinture plutôt, cette œuvre en morceaux. Le dossier le concernant, qu’elle devait avoir vu, n’en parlait sans doute pas. Elle se moqua, fit la pédante, parla du mythe d’Orphée démembré par les femmes de Thrace et autres cuistreries. À son tour, elle lui prit le bras et dessina des cercles dans le creux de sa main. Aussi lentement que lui dans l’atelier : une invisible couleur bleue naissait dans sa main ouverte. Cette histoire de tableau éclaté à travers le globe n’avait pas l’air de la séduire. S’il avait choisi cette autre prédelle, celle à laquelle appartenait le panneau aux diablotins de Yale, dont on exposait un fragment en Australie au musée de Melbourne, peut-être se serait-elle découragée. Il aurait aimé faire l’expérience. Il se tut. Ce fut pire. Ses cheveux noirs et frisés sentaient bon, il se fit reproche de le remarquer. Cette fille faisait des efforts — vains car il n’aimait pas les brunes. Elle glosa sur leur visite au peintre et se demanda s’il deviendrait jamais un véritable artiste. Sans rire. Fougueusement, Carlo, qui en avait assez, l’embrassa.
Il inscrivit sur le registre de l’hôtel Mr et Mrs Smith, New Haven, Connecticut, U.S.A. — guère fier de lui, à y réfléchir. L’hôtel international, où tout le monde parlait anglais, avait dû en voir de ces espions de passage et plus encore de passades secrètes. « Il se trouvait qu’il avait toujours sur lui un passeport à ce nom. » On lisait cela dans les romans de son enfance. « Personne ne pouvait savoir qu’ils étaient ici. » Aucun spectateur. Sans témoin, sans complice, ils allaient vivre ça pour eux deux. Irène n’avait pas vraiment des traits de madone. Il pensa pourtant : me voici le Maître de la Madone Smith. Il se trompait.
CHAPITRE 6
L’ENFANT JÉSUS À PRAGUE
Or le bœuf et l’âne fléchirent le genou pour l’adorer.
Au réveil, sa chambre dévastée. Son sac de voyage tailladé au canif. Ses affaires avaient volé dans tous les coins. Il ne s’était aperçu de rien. Quel âne. Irène l’avait endormi, cambriolé, joué, possédé. Jusqu’aux revers de ses pantalons, tout avait été décousu, démonté, fouillé. Heureusement, elle n’avait pas touché à son dernier stylo. Il ne doutait pas qu’elle ait trouvé quelque chose, un microfilm oublié ou un sachet de drogue qu’elle aurait déposé elle-même. Son témoignage vaudrait toujours contre le sien. Il n’avait rien à dire. Il regarda tomber la pluie. La femme de chambre à laquelle il demanderait du fil et une aiguille témoignerait de la réalité de la perquisition. Le livre laissé par son ami balte, heureusement, il l’avait oublié, avec le guide du musée, chez Théo. Il suffirait d’aller le chercher tout à l’heure avant le train, puisque l’atelier du peintre se trouvait à côté de la gare. Pauvre Irène. Il n’y avait rien à faire. Juste tenter de s’habiller, acheter un parapluie et partir. En espérant qu’il ne la reverrait pas. Elle était laide, petite, décidément prétentieuse et nuisible. Quand cette fille parlait, on croyait toujours qu’elle faisait une imitation, tellement elle avait une voix insupportable. Carlo, nu, pleurait : les larmes qu’il n’avait pas versées à l’enterrement de Jan, à l’accident de ses seconds parents, à la première déclaration d’amour que lui fit Marge, venaient ensemble. Secoué, à bout, il se tordait contre le matelas. Pour que rien ne manquât à la scène, un orage éclata, beau comme le Giorgione de Théo, le faussaire de Budapest.
Le vent soufflait dans la gare. Le sol en goudron charriait une eau sale et personne n’achetait de bananes au petit marchand qui s’était installé là. « Autant fuir, se dit Carlo, je sécherai dans le train. »
Il s’effondra, pantin aux ficelles cassées. Mal installé sur la banquette, il pensa : « J’ai l’air d’un teen qui fait son tour d’Europe. » Il s’ébroua, se regarda, Nike aux pieds, vieux jeans, ne manquaient que le sac à dos et la carte Interrail. Deux filles entrèrent dans son compartiment, au centre d’un vieux wagon tchécoslovaque peint en kaki, avec des rideaux jaunes aux fenêtres, qui allait de Budapest à Prague depuis trente ans. Les observer, en tirer une théorie pour passer le temps — il avait besoin de ce baume. Aucune musique ne venait remplir son cerveau. Il chercha un air. Rien ne venait. Son opéra intérieur faisait relâche.
Les étudiants américains visitent l’Europe comme un parc d’attractions grandeur nature. On prend le train. En quinze jours, on court de Vienne à Copenhague et de Madrid à Venise avec la même facilité que du train fantôme à la maison de Pinocchio. Il faut, à Prague, goûter toutes les formes de goulasch, voir la tombe de Kafka et se faire photographier sur le Pont-Charles, comme à Venise on prend le vaporetto, le bateau-mouche sur la Seine. Pour ceux qui restent un peu plus, on recommandera les arènes de Vérone, le festival d’Aix pour un soir, une matinée au Liechtenstein, le lac de Starnberg pour écouter le vent souffler du Wagner, ou, le fin du fin, la croisière sur un bateau ami devant les côtes yougoslaves, les îles de Hvar et de Mljet — avec le petit tremblement : s’il y avait la guerre. On revient bronzé, on fait envie dans son collège à la rentrée de septembre. L’Europe se joue comme un jeu de l’oie, une fête foraine, avec des baraques de luxe et des stands de tir où dépenser l’argent de ses parents — boutiques de Bond Street ou de la rue Cambon. On a fait mille efforts pour parler la langue du pays où l’on se trouvait, de son interlocuteur : souci qui honore la jeune mentalité américaine sensible à la question du respect envers les minorités. Mais là encore, rendre visite aux minorités là où elles sont majoritaires, chez elles, n’y a-t-il pas de quoi frissonner de bonne conscience ? Signaler si fort, par ses habits, son allure générale, que l’on est un Américain des States, est-ce que ce n’est pas aussi pour se désigner comme minorité, offerte à la moquerie et aux conseils des indigènes ? N’a-t-on pas plaisir à cet âge à se grimer en Juif errant — de ville en ville et le guide bien épais pour Bible ?