Le gardien sur sa chaise avait le visage et l’œil vague du vieux Timothy le clochard ; un peu moins marqué par l’alcool, un peu moins triste, souriant, endormi. Celui auquel, quelques jours plus tôt, il avait pensé en évoquant Paul, le prince, grand-père de Jan. Ce roublard de Timothy, clochard rencontré devant le collège à une distribution de soupe. Les œuvres de messieurs les étudiants. Jan avait tout de suite compris qu’il avait l’âge de celui qui, en Europe, pensait à lui. Il rêva. Son faux souverain d’aïeul laissant sa place à ce faux-jeton de Timothy. Le vagabond devenu leur ami, le prince obligé de mendier. Quand Jan lui servait ses lentilles on avait à chaque fois l’impression qu’il se débarrassait de son droit d’aînesse. La chaise du gardien, cannée, une chaise de bois dans une chambre, étonna Carlo : lui qui venait de rêver aux vallées du Kent et aux charmes des maisons britanniques. Que venait faire ici cette vieille chose ? Prague ne doit pas encore avoir de « mobilier de musée ».
Il avait peur de voir apparaître, reflété par la vitre protectrice, le visage de Marge, comme il avait vu se dessiner, en surimpression sur saint Jérôme, celui d’Irène. Son histoire, des plus convenues : même pas celle de l’homme qui passe d’une femme à une autre, ou de celui qui se fait berner, qui peuvent être drôles. Le schéma, bien connu, du couple incertain de lui-même qui s’offre une récréation. Avant de tomber définitivement dans les bras l’un de l’autre. Restait à espérer que Marge avait eu le temps de le tromper. Et qu’elle n’était pas tombée sur quelque homologue mâle de la petite Grecque. Il le souhaitait autant pour Marge, bien sûr, que par un reste d’habitude de singer l’orgueil masculin. De quoi pouvait-il encore être fier, après la nuit de Budapest ? D’avoir pensé à oublier ce livre, transmis par son contact de Lugano, chez le faussaire ?
Rebattue et triste, cette semaine, qu’il venait de s’offrir croyant s’accorder une récompense, lui montrait son propre visage, lisse, sa mèche plate, sans expression, vieilli et terne. Sa lucidité, ses dons d’observateur appliqués ainsi à lui-même le dégoûtaient encore plus. Il n’avait pas été capable de vivre cela naïvement, pour rire, quitte à n’en être pas dupe. Il se trouva d’un sérieux à vomir.
Enfin, il arriva devant le morceau de bois peint qui justifiait son voyage. Il le contempla plus intensément encore qu’il n’avait regardé les autres. Il s’abîmait devant lui. Il effaçait de son esprit tout ce qui entourait cette œuvre si fragile. Tout glissait dans sa vie, tout bougeait, en cercles, en tourbillons, en cascades, en pluies torrentielles, il y avait ses morts, ses amis, les vagues du monde extérieur sur lesquelles il partait sans rien prévoir : le seul objet fixe que le hasard lui avait fait trouver était cassé en cinq petits morceaux. Plus un grand tableau, un autel à Sienne. Il faisait voler les écrins : cette salle, le palais, Prague, la Bohème, la Tchécoslovaquie, les avions, les trains, sa vieille voiture de sport et le reste de la planète. Respiration lente, sans écho, les bras croisés, le regard droit. On l’aurait fait marcher sur des braises. L’orage, celui de Budapest que le vent avait apporté, marquait l’instant à coups de tonnerre.
Il gommait de ses souvenirs tout ce qui pouvait concurrencer les cinq peintures, qu’enfin il avait toutes vues. Avec celle qui restait, dans la basilique de l’Observance.
Le seul cadre qu’il trouvât digne d’elles, ce fut son esprit absent et l’univers méthodiquement déserté.
Cet effort d’abstraction lui fit prendre conscience du vide. Sans vertige, il se trouva seul. Regard en avant, regard derrière lui : ce fut la vanité de son existence qui, en un éclair, lui tomba sur les épaules.
CHAPITRE 7
LE MAÎTRE DE L’OBSERVANCE
Les choses amères prends-les pour douces, et méprise-toi toi-même si tu désires me connaître.
L’immense tableau sur l’autel reléguait au rang d’enluminures un peu grandes les cinq panneaux de la prédelle. Carlo sortit son carnet et son Omas. Pas besoin de relire. La pénombre de la basilique de l’Observance ne le gênait pas. Il se souvenait de tout. Même du soleil sur la petite route, dehors, et de la rumeur de Sienne en fête. Les caravanes de chameaux dans les jardins de Newport qui longeaient l’océan, l’inquiétude qui le prenait dans les rues vides de Budapest, son quartier de Washington dont il connaissait chaque façade. Tous les lieux communs qu’il débitait à longueur d’année. La conversation surannée du vieux Balte de Lugano. L’Europe d’autrefois. Les Etats-Unis, son vieux monde à lui. Ce continent qu’il découvrait. Et la peinture. Tous les lieux nouveaux d’où il venait, qui tous le conduisaient ici — il relut tout de même, pour avoir sous les yeux, détachée de lui, cette liste de noms qui contenait tellement de formes.
Personne dans la nef. Carlo respirait car il avait fini par se convaincre que Marge était partie à ses trousses. Elle aurait pu venir l’interrompre au moment auquel il tenait le plus. Marge et peut-être l’autre. Bah ! Sur un côté de la chapelle, il avisa une porte de bois, qu’il poussa. Entre les piles de missels, il trouva la rangée d’interrupteurs. Au hasard, il appuya sur deux ou trois boutons, le retable s’illumina. Soigneusement, Carlo repoussa la porte, ferma les yeux pour les rouvrir. Une cathédrale en réduction, tout en couleurs, bleue et or, rouge et vermeille.
Jamais dans tous ses livres — les pavés de sa bibliothèque, ses bonnes intentions culturelles, les encyclopédies de Marge sur l’art oriental — il n’avait trouvé ce que lui avaient offert ces tableaux. Une brûlure. Ils lui avaient donné le monde, comme l’on dit, et lui, avait couru le monde pour eux. Il comprenait mal cette frénésie. Jamais il n’avait été un intellectuel. Il avait lu n’importe quoi pour le plaisir de lire et de se regarder lire, pas compris grand-chose — pour cette sorte de plaisir de ne pas comprendre un roman russe en russe, le manuel d’Épictète ou une élégie de Properce dans une édition sans traduction. Il cherchait à impressionner. Il s’était snobé lui-même. Pour la peinture, c’était autre chose. Il avait tout cherché avec méthode. Il s’était limité. Une œuvre. Il avait été exhaustif. L’œuvre tout entière. Cinq planches dispersées, qui servent de socle à ce monument de peinture qui trône, à l’abri dans cette chapelle. Tentation de tout comprendre. Faire le tour d’un cercle — selon sa manière de penser, dont Jan se moquait déjà. Et il n’en avait pas parlé. Même Marge n’en avait rien su.
Autour de lui, il croyait voir suspendus les cinq panneaux du Maître de l’Observance, chacun portant avec lui un peu de ses pays, la poussière d’or des chemins qui, au fil des siècles, les avaient éloignés de Sienne, les forêts de Bohème, les cerisiers du Potomac, la pelouse de la cour de son collège où il avait joué au base-ball. Il n’avait jamais vu qu’elle ressemblait à celle d’un couvent, avec sa bordure d’arcades et de bancs en pierre. Il revivait les heures de toutes ces journées, l’année qui s’était écoulée depuis la National Gallery et la première rencontre avec Irène, la semaine en Europe, le désordre de sa chambre d’hôtel à Budapest, la poursuite, la fuite, l’avenir, les années qui viendraient où il emporterait ces cinq talismans avec lui. Ce tableau d’ici, qui lui semblait sans prix ni limites, sixième de cette série qui ne le quitterait plus. Avec ses personnages sur un fond de feuilles d’or.