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Il retrouvait, en majesté, qui faisaient cercle elles aussi, en union autour de la Vierge, les hautes flammes des corps de saints dont il avait vu figurer les miracles sur les panneaux de la prédelle. En quelques instants, il identifia leurs attributs, reconnut leurs têtes, de vieux amis. Saint Jérôme, saint Blaise, saint Antoine, saint Côme et saint Damien formaient une petite équipe qui l’attendait. Sur le fond d’or, ils échappaient à l’anecdote, au récit du prodige. Ils s’offraient nimbés de la Gloire du Ciel, plus grands et simples. Des attitudes de sculptures sur bois, posées devant un rideau tissé du plus précieux métal, infranchissable, gestes sans mouvements, drapés mouillés et graves. Leur immobilité plus forte que celle des statues, leur raideur plus persistante que celle des cadavres, leurs sourires plus figés que les veines des pierres. Filons de marbre, mains effilées aux doigts secs qui se désignaient entre eux. Ils n’avaient pas l’air de parler, ni même de se voir, encore moins de le regarder lui. Le Maître de l’Observance ne peignait plus de saynètes, mais, ici, de hauts personnages, debout. Dans le silence, Carlo se dit, seul dans la basilique froide, que l’on appelait cela, pourtant, une conversation, une « sainte conversation », lorsque la Vierge, en paix, trône au milieu de quelques saints — le peintre Théo le leur avait expliqué, à Irène et à lui. Ils ne disent rien. Comme l’on devise sans doute au Paradis. En un autre langage.

Carlo comprit seulement alors le sens de ces cinq petites scènes qu’il avait tellement admirées. Ce qui les liait entre elles, sur une ligne horizontale, quand elles étaient encore ici, rangées en bon ordre, comme une frise, sous le grand tableau d’autel, dans un cadre qui n’existait plus ; les rapports qui s’établissaient, à travers elles, mystérieusement, entre saint Côme et saint Antoine, placés l’un à côté de l’autre en bas, uniquement parce que dans la partie haute ils voisinent autour du trône sacré. Ces saints en désordre qui ici-bas ne s’étaient pas rencontrés, que des paysages différents isolaient, séparaient, dans des moments éloignés de l’histoire, se retrouvaient côte à côte, parce qu’ils ont tous leur place marquée là-haut, nulle part, là où il n’y a plus ni paysage, ni petites maisons rouges, ni arbres ni chemins, ni même d’espace : rien d’autre que l’éternité où l’air qu’on respire est de l’or.

*

En bas, les saints semblaient avoir détaché de ce Royaume des Cieux — qu’ils n’étaient pourtant pas censés connaître encore — un petit fragment, qu’ils avaient emporté avec eux et qui leur allait comme un cadre : leurs auréoles, parcelles d’or incrustées au milieu du ciel bleu. Ces élus promenaient déjà autour d’eux la lumière qu’on respire dans le jardin des délices, assurés de leur sainteté, certains du succès de leur futur martyre. À moins, pensait Carlo qui divaguait de plus en plus, que tous ces cercles d’or aient été invisibles aux saints eux-mêmes : peut-être qu’il n’y avait que leur entourage — le bœuf, le lion, les petits lapins, le porcelet de la veuve — à s’en rendre compte, et ils s’entendaient entre eux pour n’en rien dire. À moins que seul le peintre, qui n’avait pas vécu toutes ces époques, qui n’avait vu ni saint Jérôme, ni la jambe du Maure, ni saint Antoine, ni l’âne, ni la veuve, ni le porcelet, ait reçu le don de percevoir ces nimbes, ces ombres de Gloire, et s’autorisait à les reproduire pour que nul après lui ne l’ignore — par ordre de ces instruments de Dieu qu’avaient été les commanditaires de l’œuvre, les petits frères de l’église de l’Observance, qui, dans cet artiste inconnu, venaient de trouver leur maître.

Ici il avait vécu. Ici le Maître de l’Observance avait existé. Ici, il s’était promené dans les montagnes, il avait regardé les fleurs et les herbes, il avait cherché à dessiner le vent. Carlo voyait ses traits ridés, il leur donnait l’expression malicieuse des petits vieillards secs qui avaient jalonné sa route : Timothy le clochard, le prince Paul, le Balte de Lugano. Il ajouta deux autres visages. Cinq panneaux, cinq portraits. Un visage dont il n’avait pas de vrai souvenir, seulement deux photographies, qui montraient un jeune homme à peine plus vieux que lui aujourd’hui, son père. Il le voyait comme s’il allait apparaître maintenant, avec de petites rides à la naissance des yeux. L’autre visage il s’en souvenait bien, il imaginait aussi le masque de sa vieillesse, celui de son « second père ». Ici, dans le cloître de la basilique, dans la nef, le Maître de l’Observance n’était plus une commodité d’expression. Il fallait à ces tableaux une main, à ces couleurs il fallait des yeux, derrière ce nom écrit dans les musées, sur ces petits cartels de plastique ou de cuivre, il y avait eu un corps, qui peut-être existait toujours, non loin d’ici, dans un tombeau. Carlo avait marché à sa rencontre.

L’or lui paraissait chaleureux, il se sentait pris dans le reflet de ce métal bruni comme le tain d’un miroir. Il avait agi en collectionneur : à la manière de Théo qui voulait passer du côté des artistes, de son ami de Lugano qui eût souhaité devenir peintre. Le temps manquait. Après la mort, il faudrait qu’on lui fournisse des pinceaux et de la couleur. Tant de moments qu’il voulait montrer. Dans sept heures exactement, le vol de Galileo Galilei pour J.F.K. : ne pas rater le train pour Pisa Aeroporto, correspondance à Empoli. Il sortit. Assis sur le muret qui fermait le couvent, il regarda la ville. D’arbre en arbre, arriva aux tours et aux clochers, aux monuments plantés dans le rocher en face. La poussière volait sur les champs. Le ciel se précipitait sur lui.

Jérôme, Marge, Blaise, Jan, Antoine, Irène, Côme et Damien, Théo. Carlo comprenait ce que chacun venait faire là. Les panneaux de la prédelle, pour les hauts saints peints sur le tableau principal, dans la basilique de l’Observance, c’étaient leurs lettres de créance, ce qui justifiait leur présence. Le faux paysage parachevé, la vieille voiture pour aller à Newport, l’ardeur d’Irène, le bien fait sur la terre, le malade guéri, la veuve consolée et l’espérance pour les veuves et les malades.

Lui aussi, Carlo, avait conquis à Prague, à Yale, à Washington, le droit de se trouver ici. Il cessa de se sentir invisible, transparent. L’anneau qu’il portait à son doigt glissa tout seul dans sa main, se tourna. Bien sûr, il n’y avait jamais dissimulé de minuscule appareil photographique. Il aurait bien aimé : devenir un espion pour rire. Il s’imaginait quelque part au milieu de ce tableau. À genoux, avec discrétion et humilité, dans un coin et en plus petit, les mains jointes et transparentes comme il convient aux donateurs. Il n’avait rien donné, si ce n’est sa peine, ses voyages. On aurait dû le représenter avec à ses pieds la maquette de l’Observance, l’église de brique, avec ses colonnes réduites, son clocheton, à la dimension d’un palais de biscuit et de chocolat, bijou précieux derrière lequel un rouleau à demi ouvert montrerait la carte de son périple. Navigateur, il pensa à son continent neuf, l’Amérique, qui aurait certainement figuré dans la partie repliée et invisible des cartes tracées au milieu du XVe siècle, le monde enroulé sur lui-même vers lequel il lui fallait maintenant retourner.

Allons bon, une crise mystique. Le sens de la vie. Voyons un peu. Carlo ricana. Son petit Jan, du haut du ciel, ne devait pas être peu fier. Un ange qui tirait les ficelles. Le bon Dieu lui avait donc pardonné son suicide.

Ces peintures lui avaient parlé, en une langue simple. Elles venaient de lui dire ce qu’il souhaitait, à cette époque de sa vie, par-dessus tout entendre : quelque chose comme « tu n’es pas seul ». C’était mieux que si on lui eût prouvé, d’un coup, l’existence de Dieu, ou l’utilité de la vie. Il avait trouvé des amis, des couleurs, des joues, des cheveux blonds, des mains, plus que son amour pour Marge, mieux que sa haine pour Irène, plus que de bêtes raisons de vivre ou d’espérer, que des causes pour lesquelles mourir, quelque chose qui n’était pas une voie à suivre, une manière de penser, encore moins une religion. Simplement, il avait ignoré jusque-là qu’il n’y avait eu dans sa vie ni bonté ni véritable amour, que tout ce qui l’entourait, sa famille, ses relations, ses collègues, les conversations qu’il tenait, les livres qu’il avait annotés autrefois, ses voyages de trois jours au Mexique ou à La Barbade, Marge elle-même et l’Amérique entière — que pourtant il croyait avoir énormément aimées l’une et l’autre, l’une avec l’autre — n’étaient que des jouets inutiles, des amusements dont il aurait pu se passer.