Une crise de solitude. Attendons la fin — toute proche. Comme pour la majorité des Américains de son âge. On terminait cela dans une secte ou chez un médecin compétent. Un amusement, la crise mystique, une distraction de plus, enfin un peu de nouveauté. Tout cela traversait sa vie mais n’en constituait pas la trame.
C’étaient des ombres de passage, prêtes à s’éloigner, promptes à revenir, dont, pour la plupart, il ne garderait pas trace. Il conserverait la silhouette de ce Maître de l’Observance, ami lointain, frère d’autrefois, avec sa barbe en pointe et ses doigts fins, comme un vieux maître de peinture de la Chine ancienne, qui avait transformé les collines toscanes en petites montagnes célestes. Exprès pour lui, Carlo. Certains soirs, au Capitole, alors qu’il regardait à ses pieds Washington illuminé, les jardins, la circulation, les buildings parés pour la nuit, il lui était arrivé de se dire « à quoi bon », de pleurer. Puis, il rentrait à la maison, quelquefois passait chez Marge ; elle enfilait une robe, ils sortaient dîner, parlaient sérieusement du mur de Berlin, de l’unification du Yémen, de l’avenir de Singapour, de tout ce qui pouvait être à la mode ces années-là. Depuis, avec ce voyage solitaire et secret, durant lequel il n’avait cessé d’être poursuivi, depuis qu’il avait pris en lui tout ce qu’il avait d’abord cordialement haï chez Irène, il ne semblait pas avoir changé. Il lui arriverait encore, à son retour, de rester quelques instants à contempler les lumières de Washington avant de s’en aller. Seulement, il y aurait maintenant dans sa vie une chose certaine.
Une certitude, ce n’est déjà pas mal. Des souvenirs, qui devant le grand retable de l’Observance se mettaient en bon ordre, faisaient tableau — des images à regarder encore, sur lesquelles revenir et s’attarder un peu, que nul ne pourrait voir comme lui. Morceaux dispersés, fragments épars, reconstitués, avec piété, immense peinture, complète, dressée à nouveau comme pour célébrer un culte, déjà prête à recevoir de l’encens et des parfums.
À son retour, à peine débarqué de l’aéroport, Carlo constata sans surprise que Marge n’avait pas quitté Washington. Elle s’était à peine aperçu de son absence. Et le regrettait : si elle y avait prêté plus d’attention, elle aurait pu savoir s’il lui manquait ou non. Un petit test d’amour, une vérification de plus avant de parler de choses sérieuses. Si elle se mariait, c’était pour la vie entière. Un travail fou pendant cette petite semaine. Le communisme s’écroulait en Russie. On ne parlait de rien d’autre. Carlo fit celui qui savait, fut obligé de se passionner. C’était l’histoire, il ne fallait pas la perdre de vue. Les souvenirs pouvaient attendre.
Il les évoqua un temps tout en parlant de l’avenir. Tandis que Marge l’écoutait faire des projets, élaborer des modèles politiques, renverser les alliances, choisir une bague de fiançailles, il s’exerçait à laisser son esprit faire autre chose, progresser dans l’autre sens. Il revenait sur la route de Sienne, il écoutait battre les drapeaux aux fenêtres. Cela n’eut qu’un temps. Les souvenirs s’estompent, l’actualité ne lâche pas sa proie, le temps presse.
Après la mort de Jan, il en avait été ainsi. Il y avait pensé de moins en moins. Tout lui était revenu d’un coup, avec la masse de tristesse accumulée en silence durant ces années au cours desquelles il n’y avait pas pensé. L’image de Jan s’était éloignée. Il ne l’oubliait pas, il la conservait dans une pièce de sa mémoire où il n’avait plus le temps d’aller. Il se demanda si Sarah, elle aussi, l’avait oublié. Peu importe. Comme la couronne du vieux Paul. Quel petit frère de Jan, quel cousin au dernier degré devait aujourd’hui occuper sa place sur ce trône qui n’existait plus ? L’occasion de le restaurer devait bientôt se présenter. Jan l’avait échappé belle. Dans un an ou deux, son peuple l’aurait réclamé.
Marge découvrit qu’elle admirait Carlo : le talent avec lequel, sans le dire franchement, il se convainquait qu’il n’était bon à rien. Il était drôle quand il se moquait de lui, il ne se prenait pas au sérieux. Elle savait mieux que personne ce qu’il valait.
Inutile de dire que les services secrets ne demandèrent plus rien à Carlo. Irène avait fait son rapport. Il en fut presque soulagé. Que restait-il d’ailleurs à espionner sur cette planète ? Tout allait devenir bien tranquille après les quelques indispensables convulsions. On aurait la paix, comme naguère au temps de la guerre froide, quand, en apparence, il ne se passait rien. Carlo n’avait pas manqué de dire à qui voulait l’entendre qu’il revenait d’Europe. Au Département d’État, cela avait été comme s’il s’en fut revenu du front, on louait son esprit d’à-propos : choisir cette semaine pour les vacances, et aller la passer en Europe.
Il improvisa sans sourciller de doctes paradoxes sur la situation yougoslave et la nécessité de « certains choix » quant aux diplomates qu’on enverrait dans les Etats baltes, l’observation de la nouvelle donne géopolitique et l’observance des règles du droit international. Il parlait même avec mystère, sans tout dire mais laissant entendre beaucoup, d’un vieux baron lituanien diplomate avec qui il venait de s’entretenir à Lugano — le nom de la station des bords du lac avait le parfum d’Affaires étrangères qui s’attachait à ces noms de l’Europe exotique, Rapallo, Locarno, Valdat, Santa Margherita Ligure. Carlo triomphait. « Encore un an, estima-t-il, et j’aurai un autre bureau, avec une secrétaire de plus. »
Parmi les cadeaux de mariage de Marge et de Carlo, arriva de Budapest par la valise diplomatique, de la part d’une certaine madame ou mademoiselle Papazoglou, ou un nom dans ce genre-là, un paquet assez lourd du format d’une planche de bois. Carlo se réserva de l’ouvrir plus tard. Il pensa à ce petit livre que son ami balte lui avait transmis. Il n’était pas passé le reprendre, chez le faussaire, à Budapest. Un cadeau d’adieu laissé à Irène. La fin des années d’espion. Le commencement d’une vie nouvelle. Marge et lui avaient prévu la date de leurs noces en fonction de la semaine où fleurissent à Washington les cerisiers du Potomac — la fête mobile de la capitale du monde. On les photographia sur fond de pétales roses. Pour le voyage de noces, ils ont choisi la Chine.
NOTE DE L’AUTEUR
Le « Maître de l’Observance », le mystérieux artiste siennois qui se trouve au centre de ce roman, a existé — semble-t-il. On ignore tout de sa vie, jusqu’à son nom. On ne connaît pas non plus ses dates ; il a été, disent les spécialistes, « actif à Sienne dans le second quart du XVe siècle ». Ce « Maître de l’Observance », que l’histoire de l’art avait oublié, a été « inventé » par les historiens de l’art, à la suite d’une étude de Roberto Longhi parue en 1940. Il distinguait dans l’œuvre d’un autre grand Siennois, Sassetta — lui-même redécouvert par Berenson en 1903 —, un groupe de peintures plus « gothiques », plus « archaïques ». L’étude du « Maître de l’Observance » a été poursuivie en Italie par Alberto Graziani et en France par Michel Laclotte, en particulier dans un article de 1960, où il ouvre un débat, loin d’être clos aujourd’hui, sur l’identité véritable de ce peintre. Certaines de ses œuvres s’approchent de celles de Sassetta et d’autres d’un artiste plus prolifique et moins inspiré, Sano di Pietro.