La première route d’Amérique, les premiers pèlerins du Mayflower (l’association à laquelle appartenait la famille de son père), les treize colonies, les combattants de l’indépendance (l’association à laquelle appartenait la famille de sa mère), la Liberté (elle haussait un peu le son de sa radio, mettait ses lunettes de soleil quand elle passait sur le Washington Bridge). Son père était impatient de la voir, sa mère qui adorait Carlo regrettait qu’il ne soit pas venu. Carlo imaginait ses gestes, ses pensées, tandis qu’il se dirigeait, déguisé en visiteur tranquille, vers le grand escalier de marbre de la National Gallery. Il fredonnait un air du Macbeth de Verdi.
Pour la première fois de sa vie, Carlo se trouvait à pied, sur le Mail, miette sur la nappe verte, touriste paisible parmi d’autres. Il se sentit italien. Il se rendit compte de tout ce que ces bâtiments avaient de majestueux. Comme il conservait un mauvais esprit conventionnel — histoire de montrer qu’il était français à ses amis américains, de les rassurer sur son identité et d’avoir la paix sur ce chapitre aussi —, il ne put s’empêcher de penser qu’une telle ville, c’était ce que serait devenu Berlin si les nazis avaient gagné la guerre. Mais il réprima aussitôt cette idée, car il se sentait devenu américain. Non, c’était un comble d’avoir l’air de se dire que Washington pût ressembler à une ville hitlérienne. On y respirait. L’air circule dans cette architecture autour de l’aiguille de pierre du Washington Memorial — Carlo l’avait toujours imaginée creuse, capable de contenir le butin d’un Arsène Lupin opérant à l’échelle du pays. Et puis, les cerisiers, c’est bien connu, fleurissent aux rives du Potomac.
Il s’efforça de ne pas regarder l’immense affiche qui promettait une rétrospective consacrée à « Matisse et les plantes vertes » pour la semaine suivante, les oreilles lui tintaient déjà. La veille, un de leurs amis avait fêté son anniversaire dans un club à la mode : ils avaient eu droit à une chorale de nains, un combat de gladiatrices, pour finir la soirée à barboter en smoking dans la piscine remplie de confiture verte à la menthe. Carlo se demandait qui cela pouvait amuser à part le gars du pressing. Il accéléra l’allure. En tête cette fois, La Force du destin, morceau de bravoure de son répertoire secret, dirigé par Kurt Warum en 1956. Dans la Gallery, il n’alla pas bien loin, monta quatre à quatre l’escalier qui tourne, admira deux par deux les colonnes de porphyre du vestibule, se mit en demeure d’inventorier les tableaux un à un. Il avait le temps, dix minutes d’avance. Autant commencer par le début, avec en tête le plan qu’on lui avait fourni dans le dossier. Il regardait machinalement. Napoléon passant en revue.
Des icônes, des fonds d’or, des madones grognardes à n’en pas finir, pas vraiment des icônes en fait, car sur certaines on voyait de petites scènes avec des personnages, plus de mouvement que sur une icône, des « primitifs italiens », ou ce genre-là. S’il fallait voir encore cinq ou six salles de cette veine, autant prendre son mal en patience. Les petits personnages, coincés entre le Moyen Âge et la Renaissance, faisaient des gestes expressifs, se lançaient des regards qui parlent. Carlo ne comprenait rien à ce théâtre de marionnettes, toutes ces légendes dont on a perdu les clefs. Mais il regardait. Pour le décor, on n’avait pas lésiné sur le marbre. C’était bien le moins : la collection privée des Etats-Unis, rien de trop beau. La propriété de chaque citoyen de l’Union. Il regarda sa montre et pensa : « Pourquoi suis-je en avance ? Encore cinq minutes à tuer. » Et il promena, une seconde, sur la Vierge à l’œillet de Giotto, le regard d’assassin qui lui semblait de circonstance. Elle ne trembla pas.
Il s’arrêta devant un panneau peint. Pas de cadre. Une baguette de bois et un verre. Pas de reflet. Petites dimensions. Cela représentait un homme sur un lit dans une maison qui avait l’air d’une boîte à chaussures, avec deux autres qui lui soulevaient une jambe. L’homme était blanc, malade. La jambe noire. Peut-être les deux hommes lui portaient-ils secours. Il y avait aussi un bouquet dans une vasque de terre, une estrade, une porte, et les murs passés à la chaux. La chambre était petite, presque entièrement remplie par le lit. Sur celui-ci, la couverture ressemblait aux plaids écossais que l’on met à l’arrière des voitures. Le vernis, par endroits, composait un minuscule réseau d’écailles. Les yeux de Carlo se perdaient dans les couleurs, les hachures des joues roses qui laissaient apparaître, entre les lignes, une légère teinte verte qui, à un pas de distance, était imperceptible. Carlo sourit. Dieu sait pourquoi, il y regarda à deux fois. « Jamais deux sans trois » — une des expressions françaises qu’utilisait Marge : il sembla n’en plus pouvoir bouger. Le cosmos lui parut tenir tout entier dans ces couleurs si douces.
Ce tableau lui rappelait des images qu’il voyait enfant avec ceux qu’il appelait ses « premiers parents » — la période de sa vie que nul, parmi ceux qu’il fréquentait alors, ne connaissait. Une époque dont il n’y avait aucun survivant. Quand il était petit, en France, quand il ne savait pas qu’un jour il partirait, qu’il ne voudrait plus revenir, qu’il abandonnerait tout et parlerait une autre langue.
Enfant, il s’allongeait par terre pour grouper les étoiles. C’était un peu cela : comme si ce tableau lui eût parlé français. Il y pensa, du premier coup, en français. Une langue que ne comprenaient ni Marge — à une dizaine de citations près —, ni certainement cette femme avec laquelle on lui avait donné rendez-vous ici, ni ses collègues de Washington. Preuve qu’il rattachait cette peinture à ce cercle si reculé de son esprit — Carlo divisait en cercles —, à ce domaine, ce temps définitivement écoulé. Jamais Carlo ne pensait en français pour des choses nouvelles, mais toujours pour des souvenirs, quand il revoyait ses vrais parents, leur ville, le moment du départ. Les souvenirs, d’habitude, il évitait.
Ce tableau à ses yeux n’était rien. Ni sa jeunesse, ni telle ou telle maison, aucune particulière image d’autrefois, ni le bord de la mer qu’il aimait, même à Newport, ni ses chères randonnées dans les Appalaches, ni sa bande d’amis, cette jeunesse dorée du temps de Yale. Il ne lui rappelait pas Marge. Dans cette peinture, il n’y avait pour lui ni nostalgie, ni sentiment, ni rêve — ni la mort, ni la vie, ni son passé, ni l’avenir. Il la regardait avec fixité. Il ne savait même pas ce que cela représentait, combien cela avait coûté, comment c’était arrivé ici. Cela ne l’intéressait pas. Cette peinture ne le rattachait à rien de connu. Une terre nouvelle. Île ou continent ?
Puisque c’était en français, il n’en parlerait pas à Marge. D’une manière ou d’une autre, il aurait fallu lui traduire, exprimer ce qu’il avait senti devant cette toile — toile ? non, tableau ? pan de bois ? pan de mur ? panneau ? — avec des mots qui n’iraient pas. Un « panneau », un piège oui. En face de cette « peinture », le français convenait, s’imposait. Son enfance n’était pas véritablement un jardin secret. Ou alors si secret qu’il ne voyait pas bien lui-même de raison d’y pénétrer. Jardin désert, peu conçu pour la promenade, vaste comme un parc, avec une foule de badauds qui se pressaient aux grilles. Il y entrait peu, sans plaisir, sachant trop bien quelles zones de marécages invisibles il contenait. Carlo ne se sentait pas nostalgique de ses années françaises. Moins en tout cas que de ses années de Yale quand il se passionnait surtout pour les chevaux de l’écurie. Et puis, avec qui en parler ? Pour Yale, c’était un bon sujet de conversation avec les camarades de l’université, nombreux à Washington. Quel intérêt ? Monologuer ?