Ce tableau lui plaisait comme si on lui eût offert, par surprise, un souvenir d’enfance de plus : morceau de sa jeunesse qu’il n’aurait pas encore vécu, qui dormait là, dans ce musée, sans qu’il ait jamais soupçonné qu’il ait pu l’y attendre. Un fragment d’une autre adolescence : si ses parents n’étaient pas morts et s’il avait grandi avec eux. Un souvenir qui, pour une fois, ne lui eût pas fait mal. Il se sentit bien. Au bon endroit, au bon moment.
Seul, parlant sa langue maternelle, pour lui-même, il regarda.
Il pensait à Marge, à force de s’être dit que ce qu’il était en train de voir ne la concernait pas. Il crut avoir senti son parfum. Il changea de disque : comme souvent, il passait de Verdi à Rossini et il entonna, dans la belle salle à l’italienne aménagée à l’intérieur de sa boîte crânienne, l’ouverture de La Donna del Lago. Carlo n’aimait pas Newport. Même en France, on avait dû entendre parler de la station. Dans ces années, cela disait quelque chose à tout le monde parce que c’est dans ce coin que les Kennedy ont leur maison. On avait vu, sur toutes les télévisions du monde, la vieille madame Rose Kennedy faire les honneurs de son intérieur et montrer les photos sur son piano. Était-ce à Newport ou dans la maison de famille des Kennedy à Hyannis Port ? Carlo confondait un peu, comme un Anglais qui ne saurait plus très bien si le hall moquetté en tartan se trouve à Windsor ou à Balmoral. Tout le monde savait, même dans les coins les plus perdus du Middle West, que Newport comptait, face à la mer, d’autres villas où d’autres familles, peut-être devenues moins illustres, mais tout aussi anciennes et influentes, collectionnaient sur des pianos et des cheminées, dans des cadres en argent, des photos d’équipes de hockey, de distributions de prix, et de chevaux qui gagnaient des concours. Les familles plus modestes collectionnaient les mêmes photos, moins celles de chevaux, mais fixées sur la porte du réfrigérateur par de petits objets magnétiques. Marge avait emmené Carlo au vernissage d’un peintre qui reproduisait à l’aquarelle ces Portes de réfrigérateurs dans un style hyperréaliste. Il montrait huit cents laraires de cette sorte, et elle en avait acheté un.
Les parents de Marge ne possédaient pas une villa immense, comme celle des parents adoptifs de Carlo qui était à tout casser. La villa ne donnait pas directement sur la falaise, ce qui était déjà plus grave mais n’empêchait pas les promenades en bateau, le port des espadrilles, des pull-overs de coton, ni de se servir un verre de vieux Lagavulin en rentrant.
Rien de cette vie de Newport n’avait l’air de peser. C’était une famille où l’on aimait rire, ce dont Carlo n’avait pas l’habitude. Leur joie était dépaysante. Marge aimait se promener le long du rivage, sur le sentier qui borde les pelouses. Dans son esprit, petite fille riche, elle faisait la collection des maisons. Elles avaient toutes des formes si différentes, depuis les palais Renaissance de la famille Vanderbilt, les Grands Trianons — mieux que l’original, car avec la plage à côté — ou les manoirs écossais, les villas mauresques, les bunkers chics et les maisons-bulles.
Elle se souvenait d’avoir vu un soir, il était tard, c’était sous la lune rousse, comme dans les contes qu’elle lisait à cet âge, au milieu d’une immense prairie qui servait de jardin à une immense maison, deux dromadaires se promener. Un homme avait sifflé et des chiens qui ressemblaient à des chiens de troupeau avaient fait rentrer les animaux. Ils étaient venus sagement prendre place dans un salon illuminé qu’on voyait au centre du bâtiment. Un lustre de cristal éclairait leur pelage. Sans doute les bêtes de compagnie de quelque despote oriental. Elle était revenue souvent, mais n’avait pas retrouvé ces deux animaux sages qui venaient à pas lents rejoindre leur maître dans ses appartements, elle n’avait pu caresser ces chiens, ni sentir à nouveau cette atmosphère, angoissante et grisante, de chasse nocturne. Sans ces chiens, justement (même si on ne les entendait plus, ils pouvaient être encore là), Marge aurait sauté la grille pour aller trouver le seigneur de ce palais des merveilles et lui demander s’il aimerait qu’elle lui récitât des contes. Elle avait sept ou huit ans.
La première fois qu’elle avait conduit Carlo à Newport, elle lui avait raconté cette histoire. Sans doute alors, comme sa Jeep ne devait pas tarder à arriver en vue de l’embranchement, y repensait-elle. Carlo se sentit bien à cette idée. Il aimait Marge. Comme s’il avait été assis devant la cheminée de la villa, un verre de whisky à la main, en pull de coton bleu et blanc, dans ce Newport que pourtant il n’aimait pas. Le père de Marge discuterait de la situation du golfe Persique, il lui répondrait avec le ton dont on distille un secret d’Etat-en lui-même, Carlo ne penserait à rien. Il écouterait de la musique, dans son théâtre imaginaire.
Marge, à des milliers de kilomètres, rêvait en effet à cette histoire de dromadaires. Elle se disait qu’au bout du compte elle épouserait peut-être Carlo, ce jeune chameau. Elle lui en parlerait au retour. Ce soir, avec son père, elle irait peut-être faire quelques pas sur le rivage, mais pas jusqu’à la villa mystérieuse, qui était un peu loin. Ils parleraient des régates. Elle se réjouissait de rentrer à Newport. Les dynasties chinoises n’étaient plus rien à ses yeux. Elle respirait.
Dans la salle du musée, une voix trop haute fit sursauter Carlo. Elle susurrait. L’image d’un visage tentait de se fixer sur la vitre qui couvrait la petite peinture. Il souriait. Carlo grimaça, se retourna. C’était une jeune femme dont il savait tout sans l’avoir jamais rencontrée.
Une chose que la fiche ne mentionnait pas, c’est qu’elle aurait une voix aussi désagréable. Elle s’appelait Irène. Son « identité » de ce jour, un nom grec, genre Papazoglou, il ne s’en souvenait pas. Ils échangèrent les paroles convenues, comme dans les romans d’espionnage. Toutes les grecques au nom impossible ne sont pas des Maria Callas. Quel était le vrai nom de la Callas ?
Irène n’avait pas bronché. Il avait déjà pris en mains le porte-documents qu’elle avait apporté. Echange effectué. Sans y penser. Affaire de routine. C’est quand même assez rare que cela se passe à Washington même, d’habitude on offre de petits voyages. Elle parlait encore, pour la vraisemblance de la scène. Avec sa photographie, on lui avait montré toute sa fiche sans lui laisser le temps de la lire, mais Carlo avait le regard photographique. Si au moins elle était jolie, elle aurait pu passer pour une sorte de Ninotchka, de ces espionnes au regard sévère. Irène n’était pas non plus du genre à éclater de rire comme Garbo dans le film de Lubitsch. Kalogeropoulos : le vrai nom de la Callas. Née à New York, morte à Paris. Carlo s’enchante de sa bonne mémoire. Irène, comme convenu, a parlé la première.
« Vous regardez ça ? De qui ? Maître de l’Observance ? Connais pas. Un Siennois.
— Ah ? Vous connaissez alors ?
— C’est la salle des primitifs siennois. C’est écrit. Vous êtes allé à Sienne ? Tellement charmant. Vous avez lu le cartel ? “Saint Côme et saint Damien guérissent un paralytique en remplaçant sa jambe par celle prise au cadavre d’un Maure”. Bah, c’est toute l’histoire de l’Amérique, on était un peu des paralytiques avant la guerre de Sécession. Non ?