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Assise en tailleur sur son matelas, enveloppée de son sac de couchage, Mariposa se penchait maintenant sur la boîte à chaussures volée dans la maison occupée sur laquelle ils étaient tombés — celle du type qu’ils avaient attaqué, forcément. La jeune fille farfouillait dans la vie de cet homme et de sa femme. Le bouchon de champagne. Elle s’en empara, le flaira, le tendit à bout de bras. La réception, pianiste et invitées aux longues robes brillantes et aux longues boucles d’oreilles brillantes. Mariposa reposa le bouchon pour prendre à la place une petite grenouille en peluche. Gagnée dans une fête foraine ou achetée dans une station-service, au cours d’une excursion texane décidée sur un coup de tête. Un bracelet en bonbons. Quelqu’un en avait mangé une partie, elle s’en aperçut quand elle le passa à son poignet. Le courrier, qu’elle dépouilla pour voir ce qu’ils s’étaient écrit l’un à l’autre. Une année entière disait la carte de premier anniversaire de mariage adressée à l’homme. Une de passée, et combien à venir ? Puis Je t’aime, et la signature, Elisa, ornée d’un « E » fantaisie et d’un « a » bouclé. Quant à lui, un anniversaire lui inspirait cette question : Je me demande si c’est toi qui t’améliores ou moi qui empire. Puis une Saint-Valentin : Il y a l’eau et le ciel et toi au-dessus. Leur vie apparaissait à Mariposa dans la lumière étouffante des bougies — un couple amoureux, rieur, insouciant. Elle lisait, s’interrompait, les observait.

Après les cartes et les lettres, d’autres objets. Un nœud de ruban rouge, un caillou brillant, un demi-lacet, une tétine, deux roses séchées, réunies par un ruban blanc portant la mention Sono ubriaco. Mariposa prononça les deux mots à voix haute, en se demandant ce qu’ils signifiaient. Ce n’était pas du français, ça ne ressemblait pas à de l’espagnol… sans doute de l’italien. Sono, répéta-t-elle tout haut, car percer le mystère du premier mot lui permettrait peut-être de l’associer au second. Sono. Elle avait beau chercher, ça ne lui disait rien.

Ses yeux se reposèrent sur les flammes oscillantes des bougies. Elle évoqua sa grand-mère, elle évoqua leurs promenades au bord de la rivière, les gens qui embarquaient et débarquaient, les amants arrachés l’un à l’autre par des événements auxquels ils ne pouvaient rien, et elle revécut l’impression d’élévation puis de chute éprouvée en s’éloignant de l’eau, la main dans celle de la vieille femme, le cœur gonflé de compassion et d’envie pour ceux dont elle venait d’entendre l’histoire.

Au fond de la boîte se trouvait une grande enveloppe fermée, pliée en deux, sur laquelle ne figurait pas un traître mot. Mariposa décida de ne pas l’ouvrir, afin de garder quelque chose pour plus tard. Elle remit en place tout ce qu’elle venait de passer en revue puis referma le carton. Elle avait momentanément oublié la tempête. Oublié où elle était.

Une énorme bourrasque frappa alors. Le mobil-home se souleva, retomba. Les canettes basculèrent, les bougies s’éteignirent. La jeune fille laissa échapper un cri puis s’enveloppa plus étroitement de son sac de couchage. La nuit aussi l’enveloppait, et la tempête qui battait de ses centaines de poings le toit et les parois de son abri. Elle aurait voulu chanter une des comptines de sa grand-mère, mais les paroles lui échappaient, ses lèvres nerveuses ne s’ouvraient que sur des bribes de mélodie. En réalité, elle n’avait qu’une envie : voir la nuit s’achever. On en était encore loin. Elle se demanda si Evan et Brisco étaient aussi bien réveillés qu’elle et s’il en allait de même des autres. Oui, forcément. Impossible de ne pas garder les yeux grands ouverts. Elle se demanda s’ils se cramponnaient tous au plancher comme elle ou s’ils priaient que les cordes lâchent et que la tempête miséricordieuse les libère, emporte les mobil-homes puis les repose en douceur dans les gros bras tors du kudzu. Les yeux écarquillés sur l’obscurité, l’oreille tendue vers l’ouragan, elle se cramponnait. Ce qu’elle détestait le plus, par une nuit pareille, c’était qu’on n’entendait pas arriver Aggie.

5

L’accalmie ne s’imposa qu’à midi. Le vent tomba enfin, le balancement cessa, la pluie se relâcha. Mariposa se dégagea de son sac de couchage, enfila son jean, son sweat-shirt, ses chaussettes et ses bottes. Puis elle se leva, s’approcha de la fenêtre et en essuya la buée avec sa manche pour regarder dehors.

On aurait dit un campement militaire improvisé en pleine guerre oubliée, à la lisière d’une jungle lointaine. Une sorte de corral, dessiné par une douzaine de mobil-homes identiques — ceux que les autorités fournissaient à une autre époque aux sans-abri dont la maison s’était envolée. Les petits parallélépipèdes à roues, parfaits symboles de l’inadéquation des efforts consentis pour aider les plus démunis, formaient en terrain élevé un cercle approximatif. Comme celui de Mariposa, ils étaient tous ancrés à la terre par une toile d’araignée de cordes. Et fermés de l’extérieur par un verrou, sauf deux. Il ne restait par ailleurs de l’ancienne plantation que les cheminées de la grande demeure à deux étages d’avant la guerre de Sécession.

L’herbe était très haute autour des caravanes, mais l’argile rouge luisante se devinait à l’intérieur du cercle, près du grand foyer carré construit avec les parpaings des magasins en ruine. À l’extérieur étaient dispersés de vieilles camionnettes, certaines en état de marche, d’autres non, deux bétaillères, des frigos, des congélateurs, de vieux meubles et sommiers. La Jeep du type était garée derrière le mobil-home du chef.

Mariposa s’approcha de la porte du sien pour voir si elle était enfermée. Non. Sans doute une manière de la récompenser de ce qu’elle avait fait avec Evan. Elle ramassa la boîte à chaussures abandonnée par terre, la posa sur son matelas, la couvrit de son sac de couchage puis retourna ouvrir sa porte, avant de se précipiter chez ses voisins. Le verrou n’était pas mis, là non plus.

À son entrée, les deux frères s’assirent en sursaut, saisis.

« Mais qu’est-ce qui se passe ! » s’exclama Evan, ses cheveux blonds en bataille.

Brisco serrait dans ses petits bras un ballon de foot dégonflé.

« Rien. Je ne veux pas qu’Aggie me voie, c’est tout. »

Les garçons occupaient un matelas entouré de vêtements, de bouteilles d’eau vides, d’une chaise renversée et d’une glacière en polystyrène abîmée. Brisco se rallongea, mais Evan se leva en se frottant la tête et la figure.

« Où est-ce qu’il planque les clés, à ton avis ? » chuchota Mariposa.

Il passa derrière elle, ramassa un gobelet vide, regarda dedans comme s’il s’attendait à y trouver quelque chose puis le rejeta par terre.