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« Pourquoi tu chuchotes ?

— J’en sais rien.

— Alors arrête. »

Elle se mit à tourner en rond dans l’espace réduit, les bras croisés, puis reprit, toujours dans un murmure :

« Je regrette qu’on ait parlé de la maison à Aggie.

— Moi aussi, répondit Evan. Arrête de chuchoter, je te dis, ça me porte sur les nerfs.

— Les clés, répéta-t-elle d’un ton normal. Où est-ce qu’il les planque, à ton avis ?

— Lesquelles ?

— Celles de la Jeep.

— J’en sais rien. Sans doute au même endroit que les autres. »

Elle souffla et baissa la tête, écœurée. Brisco ramassa deux bouteilles vides et se mit à tambouriner sur la paroi de la remorque.

Evan alla ouvrir la porte, aspira l’air froid et humide, la referma.

« Je n’en peux plus, reprit Mariposa.

— Je sais.

— C’est pas une blague. Je suis sérieuse.

— Ne va pas faire une connerie.

— J’en ai déjà fait une en revenant ici avec la Jeep. Je t’ai bien dit qu’on aurait dû se tirer.

— Je ne peux pas laisser tomber Brisco, bordel. Qu’est-ce que tu racontes ? Casse-toi si tu veux, mais moi, je reste avec lui, même si c’est la merde.

— Me laisser tomber où ? demanda le gamin, cessant de jouer.

— Nulle part.

— Je sais. » Mariposa secouait la tête. « Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Y a intérêt. » Evan s’interrompit. Se calma. « Tu peux si tu veux, tu sais.

— Je ne peux pas, pas toute seule. Et tu ne peux pas avec lui. »

Ils se faisaient face, chacun attendant que l’autre lui apporte une réponse, comme ils le faisaient presque chaque jour, alors qu’ils n’avaient jamais de réponse ni l’un ni l’autre. Brisco jeta les bouteilles par terre, se rassit en tailleur et se mit à jouer avec son lacet défait.

« On pourrait y aller à pied, proposa Mariposa.

— C’est trop loin. On en a déjà parlé.

— On devrait peut-être en reparler.

— On crèverait de faim avant d’y être. Ou alors ils nous retrouveraient, et on serait encore plus dans la merde. Tu sais ce qui se raconte aussi bien que moi.

— On pourrait partir de nuit. »

Evan secoua la tête.

« C’est encore pire de nuit. Et maintenant, il pleut en permanence. On ne peut pas marcher dans le noir sous la pluie. De toute manière, Brisco n’y arriverait jamais. Il est trop petit.

— Je suis pas trop petit, protesta Brisco en se retournant vers son frère.

— Si.

— J’ai sept ans, tu sais.

— Pas encore, non. »

Le gamin se laissa tomber en avant. Evan se tourna vers Mariposa.

« Il faut s’accrocher. Et lui obéir pour qu’il ne nous enferme pas. On finira bien par trouver un moyen de se tirer, je te le jure. »

Mais peu importait ce qu’il racontait : déjà, Mariposa passait à autre chose. Elle lui tourna le dos, fatiguée de cette discussion cent fois ressassée, se réfugia dans un coin de la remorque et s’assit par terre, le visage appuyé contre ses genoux relevés. Le désespoir à présent trop familier avait peut-être entamé une mutation, mais elle n’aurait su dire laquelle. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle le dépassait peu à peu. Des pensées inquiétantes lui traversaient la tête et le cœur quand elle se promettait de s’enfuir à n’importe quel prix. Elle avait peur de ce dont elle serait capable pour y arriver.

Une porte s’ouvrit de l’autre côté du cercle. Joe sortit de sa remorque en manteau de flanelle et bottes boueuses, ses longs cheveux rejetés en arrière. Il s’approcha du foyer puis fixa les cendres flottantes de ses yeux rouges et gonflés. Son haleine et ses vêtements puaient le tabac froid et le whisky, car il avait passé à boire et à fumer toute la nuit de tempête, assis sur une caisse, une main crispée sur une bouteille ou une cigarette, l’autre sur son genou. Il se les frottait à présent, tirait sur son manteau, laissait échapper une quinte de toux rauque, se penchait en avant pour cracher par terre. Les autres mobil-homes étaient fermés au verrou, sauf ceux des deux adolescents, le garçon et la fille. Joe avait pourtant dit à Aggie qu’il valait mieux les boucler, malgré leur butin de la veille, mais ses conseils n’avaient servi à rien. Une douleur sourde au fond du crâne, il s’étira, pivota et s’aperçut alors qu’Aggie se tenait dans le pré, les yeux fixés sur le paysage inondé en contrebas. Plus loin, plus haut, un vol d’oiseaux blancs tournait en rond puis piquait vers le sol, tournait puis piquait. Les oiseaux s’élevaient puis redescendaient avec la grâce d’artistes accomplis, entraînés à offrir par l’arc tracé dans le ciel la parfaite illustration de la beauté. Mais Joe s’intéressait davantage à l’homme qu’aux bestioles, à la manière dont il se concentrait sur la vue, à sa stature et à son adoration manifeste du petit matin.

Joe se frotta les yeux. Il ne voyait quant à lui qu’un matin banal, succédant à une nuit banale de pluie et de vent. Conscient qu’il lui fallait absolument une cigarette pour accéder au calme du chef, il tira son paquet de sa poche. Vide.

Il s’approcha d’Aggie en soupirant.

* * *

La cigarette à la main, Aggie contemplait l’inondation. La calamité que représentaient les tempêtes et la déclaration subséquente de la Limite ne lui avaient jamais inspiré que la plus grande reconnaissance. Dans cette immensité abandonnée de tous, un homme tel que lui pouvait créer son propre monde, occupé par son propre peuple, régi par ses propres lois. La colère du Tout-Puissant. L’ordre bafoué, oublié. Dans ses moments de plus grand égoïsme, Aggie se disait que les événements lui étaient spécifiquement destinés.

Sa poche arrière contenait une Bible usée à couverture souple de la taille d’un calepin. Il en avait arraché les livres et passages qui lui déplaisaient, avant de placer une cigarette-marque-page au chapitre six de la Genèse, au début de l’épisode de Noé. Un porte-clés pendait à sa boucle de ceinture. Il tourna la tête de gauche à droite comme pour enregistrer avec soin l’image de l’inondation et pouvoir l’utiliser à l’avenir, en cas de besoin. Ses cheveux gras se raréfiaient, des taches de vieillesse piquetaient son front et ses mains, mais un revolver était coincé bien en vue dans son jean, contre son ventre. Un cadavre flottant entre deux eaux, dans une impasse du littoral depuis longtemps disparue, lui avait fourni son manteau militaire.

Des pas s’élevèrent derrière lui, mais il ne se retourna pas, les yeux toujours fixés au loin. Quand Joe le rejoignit, ils restèrent longtemps silencieux, aussi indifférents l’un que l’autre à la pluie.

Enfin, Joe tira de sa poche arrière un briquet qu’il alluma deux fois, d’un mouvement rapide.

Aggie n’y prêta d’abord aucune attention, mais finit par fouiller dans son manteau pour en sortir un paquet de cigarettes. Son compagnon se servit, le remercia d’un hochement de tête puis tira sa première bouffée. Ils tenaient tous deux leur cigarette dans leur manteau, la pluie sur eux, l’eau devant eux, leur royaume derrière eux.

« Je crois qu’on n’a rien perdu, cette nuit », dit enfin Joe.

Aggie porta sa main à sa bouche, aspira lui aussi la fumée puis secoua la tête.

« Si celle-là ne nous a pas eus, les autres ne nous auront pas non plus, reprit Joe.

— Tu dis ça chaque fois.

— Ces saletés de cordes doivent être drôlement bien accrochées. »