Выбрать главу

Il prit appui sur ses poings, qui s’enfoncèrent davantage. Une eau brune couvrit ses doigts. Il n’y avait rien là, rien que la terre mouillée vorace qui avait pris tout ce qu’il aimait. Et qu’aimait-il ? La brise marine, suave et collante, les bains de mer, le sel sur ses lèvres et le sable granuleux sur ses mains et ses pieds. L’embarcadère du vendredi soir, avec ses énormes portions d’ailes de poulet et de côtelettes, ses canettes de bière, les deux guitaristes qui jouaient à la demande du Jimmy Buffett, du Lynyrd Skynyrd ou du Steve Earle. La tondeuse du tracteur, son vacarme rythmé sous le soleil brûlant de juillet qui le faisait transpirer jusqu’à ce qu’il ne lui reste pas une goutte de sueur, les rangées bien nettes d’herbe coupée, les vaches et leurs veaux anonymes nourris par ses terres. La fille aux ongles de pied vernis, l’endroit tranquille où ils se réfugiaient, juste à côté du chemin gravillonné, ce qu’ils avaient découvert ensemble de nuit, l’été, les vitres ouvertes, pendant que les moustiques se ruaient sur leurs corps dénudés. L’entraînement de base-ball, le claquement du coup de batte, glisser la tête la première pour rattraper la balle, les conversations idiotes sur le banc de touche, les victoires. La brûlure des coups de soleil. Les cornouillers en fleur sur les pelouses immenses des maisons du xixe, à Biloxi. La route 90 qu’il parcourait avec une glacière de bière et deux ou trois potes, les conneries qu’ils racontaient, le metal FM qu’ils écoutaient à la radio. L’excitation qui avait envahi la côte quand les casinos avaient commencé à tourner, le carillon des machines à sous, les consos gratuites à la table de black jack, les serveuses aux longues jambes gainées de bas résille. Le premier jour de chaleur, l’odeur de la crème solaire d’Elisa, la plage, la nuit, où elle s’endormait la tête sur son torse, sous une couverture, les étoiles qu’il regardait en la sentant respirer parce qu’il lui avait posé la main dans le dos. Leur mariage, pieds nus sur la jetée, l’immensité de l’océan devant eux. Construire des maisons, fouiller à la fin d’une longue journée brûlante dans la glacière rangée à l’arrière de la camionnette, tendre l’oreille au petit bruit de la canette de bière qui s’ouvre. Les yeux brillants d’Elisa quand elle était sortie de la salle de bains en hochant la tête et en disant Tu vas être papa, sa sérénité devant les tempêtes, d’ailleurs il lui avait promis de s’accrocher, parce qu’on est chez nous et que ça ne peut pas durer éternellement, chercher des noms d’enfant assis par terre dans le séjour. Savoir que c’était une fille.

Dès qu’il releva les poings, les petites impressions qu’il venait de laisser dans la terre se remplirent d’eau. Comment savoir si Elisa était là ou si sa pierre tombale recouvrait le même néant que celle du bébé ?

Les mains tendues, il regarda la boue liquide ruisseler du bout de ses doigts, puis il se leva et regagna la maison sans se retourner.

À la cuisine, il grimpa sur une chaise, fit coulisser le carreau amovible du plafond, récupéra la boîte à cigares et la vida de ses billets de cent dollars. Quelques tâtonnements dans l’espace ménagé par le faux plafond lui suffirent ensuite pour trouver le cadeau de son grand-père, un couteau de chasse à étui en cuir. Quand Cohen le dégaina, la lame argentée lui parut aussi lisse, aussi immaculée qu’à l’époque où — garçon, puis homme — il se donnait la peine de l’astiquer. Il rengaina le poignard, accrocha l’étui à sa boucle de ceinture, jeta la boîte à cigares vide dans le faux plafond puis remit le carreau en place. Enfin, il redescendit de la chaise, plia la liasse de billets et la fourra dans la poche de son jean.

Lorsqu’il regagna la pièce voisine, il ramassa l’oreiller oublié par terre pour en retirer la taie, puis il retourna la remplir à la cuisine de tout ce qu’il dénichait. L’eau restante, le fond de whisky, l’aspirine. Les pillards avaient laissé tomber dans leur hâte une boîte de pêches et deux de haricots verts, plus deux petites conserves de saucisses de Francfort et un paquet de biscuits salés. Les placards inférieurs contenaient aussi une torche de secours, une corde et du gros ruban adhésif. Après avoir fourré le tout dans la taie, Cohen y vida complètement le placard du couloir — chaussettes dépareillées, tee-shirts délavés, caleçons, chemise à manches longues — puis alla examiner une fois de plus celui de la pièce principale. Le.22 avait bel et bien disparu, mais il restait deux livres de poche, laissés par terre, une paire de gants de travail et une demi-boîte de biscuits pour chien. Ils rejoignirent les autres affaires dans la taie. Cohen se la jeta sur l’épaule, tel un vieux barbu qui aurait garé son traîneau dehors, puis il ressortit, contourna la maison et posa son sac de fortune sur le sol, près du générateur. Il ôta le capuchon de la bougie d’allumage, la dévissa et la fourra dans sa poche. Pour faire bonne mesure, il coupa aussi au couteau l’arrivée d’essence et le cordon d’alimentation.

Alors seulement, il rejoignit le chien et Havane dans l’arrière-cour.

« La journée risque d’être longue, annonça-t-il. Enfin, plus longue que d’habitude. Je me suis dit que j’allais vous prévenir. Surtout toi, ma belle. »

Il grattouilla l’oreille de la jument en pensant au jour où elle était arrivée par le pré, mouillée, boueuse, seule quoique sellée — une selle gravée à son nom. Il s’était approché d’elle, lentement, elle l’avait laissé approcher, puis il avait cherché si elle était blessée ou si son cavalier avait saigné à cheval. Par la suite, elle l’avait aidé à survivre en lui permettant de gagner des endroits inaccessibles en voiture : les marais, qui s’étendaient maintenant sur des kilomètres autour des rivières en crue et où des arbres monstrueux, envahis par la mousse, retenaient entre leurs griffes des bateaux en piteux état et les toits de tôle en charpie des cabanons ; les routes bloquées par les arbres et les poteaux téléphoniques abattus, couvertes par endroits d’eau stagnante ; le rivage dont la plage rétrécie servait de décharge à tout ce que les tempêtes emportaient ou rapportaient — camionnettes, enseignes d’hôtels et de stations-service en ruine, cadavres d’animaux, tables de poker, matelas, éléments métalliques des plates-formes pétrolières écroulées (il y avait même eu un bus de ramassage scolaire, un jour). Cohen avait passé des semaines à remplir des sacs-poubelle de conserves, de livres de poche, de couvertures, de piles, de jerrycans d’essence, de tout ce qui pouvait lui sembler un tant soit peu utile, parcourant inlassablement la région, jusqu’au jour où il s’était dit qu’il avait récupéré tout ce qui était récupérable.

Et voilà, retour à la case départ — il fallait reprendre à zéro, en espérant que Havane sache à quel point il avait besoin d’elle.

Une dernière visite de la chambre, en laissant les animaux dehors.

Les yeux clos, il tendit l’oreille aux voix. Celles des deux êtres qui avaient fait leur foyer de cette maison. La maison qu’ils avaient construite. Sur des terres qui appartenaient à sa famille depuis des générations. Tout près de l’océan. Chaque chose semblait à sa place. Il tendait l’oreille aux voix. Aux rires. Aux discussions partagées à la cuisine ou au salon, les fenêtres ouvertes à la nuit fraîche. Rien. Il se concentrait, les paupières étroitement serrées, les traits crispés, comme s’il redoutait un monstre imaginaire, invisible mais bien réel.

Toujours rien.