Lorsqu’il s’agenouilla pour boire dans la coupe de ses mains, le chien le suivit en gémissant. Il se releva, examina la route puis appela Havane, mais la pluie assourdissait sa voix, et la jument ne se montra pas.
L’homme et le chien regagnèrent la station-service, où ils se glissèrent une fois de plus sous le comptoir. La pluie chantait dans l’inondation. Les yeux fixes, Cohen sentit la certitude l’envahir qu’il mourrait avant la nuit. Il ne savait pas comment, mais il en était sûr. Une bête sauvage affamée le trouverait, le flairerait, le réduirait en pièces à coups de griffes et de crocs. À moins que la fièvre ne fasse exploser quelque chose dans son crâne et qu’il ne tombe de tout son long dans l’eau. Ou qu’il ne s’endorme pour ne plus jamais se réveiller, parce que son corps, son esprit, son cœur ne voulaient pas s’en donner la peine. Ou que cette saleté de pluie ne finisse par lui user le cerveau au point qu’il se contente de trouver un trou profond où fourrer la tête, décidé à ne plus la relever. Il se sentait à la fin du monde, un monde abandonné depuis longtemps par la lumière et où des créatures sans nom se déplaçaient dans le noir, poussées par l’instinct à se nourrir les unes des autres. Un monde inconnu de l’homme, dangereux pour lui, oublié de son Créateur. Il allait y mourir, idée qui le désespéra un moment avant qu’il ne sombre dans l’apathie. Il ne voyait aucune raison de vivre. Aucune raison de mourir. Mais il allait mourir en ce monde oublié et entrer dans son histoire ignorée.
L’eau dégoulinait sur sa tête, son visage, ses bras, ses jambes. Sous sa peau. Dans ses os.
« Je ne comprends pas », dit-il au chien.
Puis il tomba de côté, les bras levés, et frotta la ligne rouge de son cou. Sous la pluie. Trop fatigué pour penser. Il resta juste couché là, trempé et grelottant. Le sommeil le prit.
Quand il se réveilla, des heures plus tard, il se rassit. Se massa l’épaule. S’essuya le visage des deux mains. Décida de se lever, de regagner l’église et de récupérer ses provisions. Il s’assiérait, il mangerait, il boirait son eau et, si le toit tenait toujours, il enfilerait des vêtements secs.
« Après, on se tire, bordel de merde », dit-il au chien.
12
Mariposa n’avait pas dormi de la nuit. Elle avait tellement serré les dents pendant le pire de la tempête nocturne que ses mâchoires lui faisaient mal. Quand elle se leva pour regarder dehors, il n’y avait rien à voir, mais assez de lumière pour le voir. C’était le moment qu’elle attendait.
La grande enveloppe rangée au fond de la boîte à chaussures lui tenait compagnie depuis la veille. Mariposa ne l’avait pas lâchée une seconde, elle en avait rêvé, elle s’en était imaginé le contenu, mais elle ne l’avait pas ouverte, parce que le contenu réel allait forcément en être décevant. La curiosité avait pourtant fini par l’emporter. La jeune fille n’attendait que le jour pour fouiller dans l’enveloppe et voir ce qu’elle y dénicherait. Elle ne fut absolument pas déçue.
Un titre de propriété concernant une maison et du terrain. Un certificat de publication des bans. Deux passeports, ceux de l’homme et de la femme, portant chacun un visa italien et aucun autre. Une lettre de l’État du Mississippi faisant une offre pour la maison et le terrain. Une lettre du gouvernement fédéral, rédigée trois mois plus tard, faisant une offre à peine plus importante pour la maison et le terrain. Une deuxième lettre du même gouvernement fédéral enjoignant le propriétaire d’accepter cette offre sous peine de perdre ses droits de propriété sur la maison et le terrain. Et, pour finir, une troisième lui expliquant qu’il n’était plus temps d’accepter l’offre, qu’il conservait ses droits de propriété sur la maison et le terrain, que ces droits disparaîtraient une fois la Limite officiellement déclarée, mais qu’ils lui seraient rendus si jamais la région retrouvait son statut d’origine.
Un certificat de décès. Des relevés de comptes clôturés. Des lettres de compagnies d’assurances affirmant que, d’après une législation récente, elles n’étaient plus responsables de rien. Une lettre d’une banque de Gulfport confirmant un dépôt au nom de l’enfant. Mariposa s’intéressait systématiquement à la date des documents. Ils avaient trois à cinq ans.
Elle prenait son temps. Les lisait et les relisait. Cherchait à assembler le puzzle. La vie du couple s’animait, la vérité se fondait à l’illusion des souvenirs également rangés dans la boîte à chaussures. Ces gens avaient été réels, ce n’étaient pas de simples murmures romantiques tournoyants qui se seraient posés ailleurs, en lieu sûr. Dehors, la pluie tombait, le vent soufflait, mais elle se trouvait dans un autre monde, engloutie par l’univers de Cohen.
13
« À qui de droit — il n’est point ici, il est ressuscité. »
Joe lut le message. Le relut. Le re-relut. Assis, nu, sur son matelas, les jambes protégées par une couverture. Le papier blanc, d’abord immaculé par rapport à ses mains et ses ongles crasseux, était devenu tout aussi crasseux. Joe l’avait parcouru cent fois pendant la nuit, pendant que la pluie et le vent martelaient son mobil-home. La tempête se prolongeait, les bourrasques gagnaient en violence, il buvait toujours plus, serrait toujours plus les dents, lisait et relisait le court message à la lumière de sa lanterne. Le pire de l’ouragan n’était pas encore passé qu’il avait cessé de le lire pour le réciter à voix haute en faisant les cent pas dans sa petite chambre, pour le hurler, la tête rejetée en arrière, prêt peut-être à se joindre aux forces de la nature. Il n’est point ici, il est ressuscité ! Joe brandissait sa bouteille, braillait de plus en plus fort, se débarrassait de ses vêtements, s’effondrait par instants contre les parois de la caravane balancée par le vent. Il avait rugi toute la nuit, jusqu’à ce que la tempête s’apaise vaguement et que la bouteille soit vide, puis il était tombé la tête la première sur son lit, le papier froissé à la main.
Il était maintenant assis sur son lit, le papier toujours à la main. Il se demandait s’il n’allait pas déchirer le message en mille morceaux, mais il le garda avec lui en se levant, en s’habillant, en fouillant dans le désordre, en dénichant une bouteille d’eau à moitié pleine et en la buvant d’un trait, avant de s’essuyer la bouche sur sa manche puis de sortir.
Aggie buvait son café et fumait sa cigarette, sous la bâche qui abritait aussi le petit réchaud à gaz supportant la cafetière. Il remplit un mug à l’intention de son second dès que ce dernier le rejoignit. Joe s’en empara, sans quitter la pluie de ses yeux injectés de sang, toussa brièvement, cracha et se frotta le front.
« Je sors. Je vais jeter un coup d’œil dans le coin », annonça-t-il.
Penché en avant, Aggie tira la Bible de sa poche arrière puis la tourna et la retourna entre ses mains. La couverture usée était aussi douce que de l’agneau.
« Tu peux attendre que ça se lève un peu.
— Non, je ne peux pas. »
Le vieil homme finit son café, avant de reprendre :
« Ça va ? Tu te sens bien ?
— Ça va. J’ai juste passé une mauvaise nuit.
— Je me disais, aussi…
— Je suppose que tu as bien dormi, toi. » Aggie haussa les épaules. « Je me barre un moment. Tu n’as qu’à les laisser sortir. »
Joe engloba les mobil-homes aux portes verrouillées d’un geste de la main qui tenait la tasse.
« OK, vas-y, acquiesça son mentor. Ouvre l’œil, au cas où tu tomberais sur des traînards ou pire. Dieu sait qui se balade dans le coin, maintenant. Tu n’as qu’à prendre la Jeep.
— D’accord. »
Joe termina son café puis attendit d’éventuelles instructions. Rien. Aggie rangea sa Bible dans sa poche, décrocha son porte-clés de sa ceinture, en détacha la clé de la Jeep et la lui tendit. Au moment où il la prit, une des femmes se mit à tambouriner à la porte de sa caravane en appelant.
« Celle de cette nuit était vraiment mauvaise. Laisse-les respirer un peu, dit Joe.
— C’est à moi de m’en occuper. »
Il fourra ses mains dans ses poches et enfonça le talon de ses bottes dans la terre.
« Celle de cette nuit était vraiment mauvaise, et maintenant, on dirait que c’est toujours la même, une tempête vraiment longue et vraiment mauvaise. Ça fait un moment que ça dure. » Il attendit pour la seconde fois une réponse qui ne vint pas. « On dirait que c’est de pire en pire, non ?
— Personnellement, je ne vois pas grande différence.
— Je n’ai pas dit que je voyais une différence, j’ai dit qu’il y en avait une.
— Et alors ? s’enquit Aggie en se tournant vers lui.
— Alors, je me demande si on sait quoi faire, au cas où ça deviendrait trop dur.
— Ça ne deviendra pas trop dur.
— T’en sais rien. J’ai failli faire dans mon froc, cette nuit.
— Alors montre que tu as quelque chose dans ton froc. Voilà où on en est.
— Bon », acquiesça Joe, après quelques allées et venues.
« Tu ne supportes plus de rester enfermé, ça se voit. Va te balader. »
Joe hocha la tête, avant de passer à autre chose :
« Tu as enfermé Mariposa et son copain ?
— Ouais.
— Tu ferais mieux de ne pas les laisser sortir.
— Pourquoi ça ? »
Le ton d’Aggie était gentiment paternel.
« Ils font tous les deux une drôle de tête, en ce moment. Ils ne vont pas tarder à jouer les courageux.
— Ce gamin est assez intelligent pour penser aux conséquences. Il écoute mes sermons.
— Il écoute, mais il fait une drôle de tête. Et elle aussi.
— Elle. » Aggie s’interrompit car il pensait à elle, à sa peau d’ambre, ses longs cheveux bouclés et l’éclat de ses yeux. « Tout va bien avec elle. » Il jeta son mégot. « Va voir si tu trouves quelque chose. »
Joe opina et regagna son mobil-home, où il s’ouvrit une bière, qu’il but à toute allure. Il poussa un grognement, ramassa une serviette sur son lit, s’essuya la figure puis enfila des gants de travail, un bonnet noir et un manteau à capuche. Au moment de partir, il prit aussi sa nouvelle carabine à canon scié et une poignée de cartouches, qu’il fourra dans la poche de son manteau. Lorsqu’il ressortit puis traversa le disque de boue rouge, elles guettaient de derrière leurs rideaux, comme tous les matins. Les portes fermées de l’extérieur. Les visages pâles et coléreux derrière les vitres sales. Les yeux caves. Elles se demandaient s’il faisait le tour pour les libérer. Si on les laisserait sortir. Si c’était un jour où elles auraient le droit d’être humaines. Pourquoi le vent ne les avait pas emportées.