Il pensait à Aggie. À la première fois qu’il l’avait vu : devant un magasin de vins et spiritueux, en train de boire au goulot d’une flasque de whisky, une cigarette à la main. Aggie portait une grosse veste à capuche, mais son regard aiguisé se remarquait, même de loin. Quand Joe le dépassa, ils échangèrent un coup d’œil méfiant. Tout le monde avait l’air de faire ça, à l’époque, échanger des coups d’œil méfiants, pendant que la désertion se répandait sur la côte comme une traînée de poudre. On n’y trouvait plus que quelques boutiques de spiritueux, de rares boîtes de strip-tease transformées en bordels et une station-service, ici ou là — les dernières lumières et portes ouvertes, à quelques mois de l’officialisation de la Limite. Les rats squattaient ce qui restait des maisons et des commerces abandonnés. Personne ne se fiait à personne. Tout n’était que destruction.
Joe s’acheta une bouteille, lui aussi. À sa sortie, Aggie était toujours là. À le regarder. Joe regagna sa cabine sans quitter des yeux l’homme à la capuche.
« Y a une tête d’attelage, à ton truc ? demanda Aggie en jetant son mégot.
— Hein ?
— Y a une tête d’attelage ? À ta camionnette, là ?
— Ouais, y a. Pourquoi ? »
Aggie but à sa flasque avant de s’approcher.
« Tu veux te faire un peu de fric ?
— T’en as pas, répondit Joe en riant.
— J’en ai, si tu veux t’en faire. »
L’homme rejeta sa capuche en arrière et tira de sa veste une liasse de billets.
« J’suis pas gay, prévint Joe.
— Moi non plus, bordel.
— Alors qu’est-ce que tu veux ?
— Il me faut une camionnette. J’ai des choses à déménager.
— Où ça ?
— Pas loin. J’en ai deux, en fait, des camionnettes, mais la tête d’attelage est naze.
— Si t’es équipé, qu’est-ce que tu fais, planté là sans rien ?
— Ça n’a jamais tué personne de marcher.
— Ça pourrait, maintenant.
— Mes camionnettes sont là où j’en ai besoin. Si tu veux voir, tu as droit au fric. Si tu veux aider. Sinon, tu n’y as pas droit. »
Joe réfléchissait. Il avait besoin d’argent. Comme tout le monde.
« Combien ? »
Aggie lui tendit la liasse.
« Tout.
— Nom de Dieu. » Joe secouait la tête. « Tu me prends pour un taré ou quoi ? »
Aggie se rapprochait toujours. Il était tellement près, maintenant, que Joe était à sa portée. Il lui aurait suffi de tendre la main.
« Je ne te prends pas pour un taré. J’ai besoin de quelque chose. Toi aussi, j’imagine, comme tout le monde ici. Sinon, tu ne serais pas resté. » Aggie tendit une seconde fois son argent. « Sers-toi, allez. Sers-toi, barrons-nous et causons un peu. On a à boire. J’ai des clopes. Tu fumes ?
— Ouais. » Joe prit l’argent puis examina longuement, prudemment l’inconnu. « Ouvre ton manteau. »
Aggie obéit. Il avait un pistolet coincé dans la ceinture de son pantalon.
« Je sais que tu en as un aussi, affirma-t-il. On est à égalité.
— Il va falloir me le laisser pendant le trajet.
— Pas question. Je t’ai donné jusqu’à mon dernier sou, je ne te donne pas mon flingue. Je n’ai pas l’intention de finir mort et fauché. »
Joe réfléchit. Il sentait que son interlocuteur arrivait à le cerner. Ce type avait un petit quelque chose… Dans un monde pareil, il ferait sûrement partie des vainqueurs.
Voilà pourquoi Joe lui dit de venir. Cette conversation remontait à trois ans.
Ils s’étaient très bien entendus. Aggie s’exprimait avec une grande conviction et une franchise brutale. Chaque fois qu’il parlait de ses projets, Joe avait la nette impression qu’ils seraient tout bénéfice. Il lui semblait par moments avoir trouvé un frère, tandis qu’il se demandait à d’autres s’il ne se ferait pas trancher la gorge avant l’aube. Et puis Aggie savait parler aux gens ; les convaincre. Il discutait avec les traînards, les pauvres nazes au bout du rouleau. Allez, venez, on va vous donner à manger, disait-il en grand-père compatissant. Vous passerez la nuit au chaud, en sécurité. Il faut s’entraider, ici. Notre Père prend soin de nous comme des oiseaux du ciel. Je ne fais que L’assister. Venez manger un morceau. Vous déciderez quoi faire après. On peut même vous emmener, si vous voulez. Et les caves grimpaient dans la remorque, peut-être parce qu’il leur inspirait confiance, peut-être parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire, mais toujours est-il que la remorque se remplissait. Ses ouailles lui étaient reconnaissantes de leur donner de quoi se remplir le ventre et dormir au sec : elles avaient trouvé leur sauveur. Aggie disait qu’il faisait ça pour leur bien, et Joe n’en doutait pas. C’était lui ou la mort. Mais il faut avoir conscience que les hommes sont dangereux. Si tu ne veux pas les emmener dans les bois, je le ferai. Je ferai ce qu’il faut. Tiens-toi droit. C’est ton œuvre autant que la mienne. C’est notre terre. Elle nous appartient.
Joe avait observé. Appris. Participé. Il avait fini par emmener un homme dans les bois pour le rendre à la poussière, et tout était devenu plus facile. Mais la nuit précédente lui pesait. À moins qu’elle ne représente l’apogée de bien des nuits semblables et de leur uniformité croissante. Du vent qui ne s’apaisait jamais. De la pluie qui ne s’interrompait jamais. Les choses allaient mal — elles allaient même de mal en pis. Il restait trop souvent assis dans son mobil-home obscur, les genoux relevés sous le menton, pendant que la tempête poussait et tiraillait. L’ivresse seule lui permettait de supporter des nuits pareilles, mais l’ivresse le mettait sens dessus dessous. C’était un cercle vicieux. Et voilà qu’il se retrouvait avec ce papier, ces souvenirs de sa mère, de l’église et du monde d’avant. La pression intérieure augmentait.
Il roulait lentement sur la piste gravillonnée boueuse, où la Jeep dérapait parfois. Suivait-il le bon chemin ? La région avait tellement changé qu’il n’était pas facile d’y retrouver un endroit précis. Les choses avaient tellement empiré, et on n’en voyait pas la fin. Les arbres alentour semblaient familiers à Joe, mais le couvert avait subi des brèches récentes. Les maisons dont il aurait pu se souvenir avaient disparu. L’intuition seule le guidait vers l’emplacement supposé de la petite chapelle.
Au bout de deux ou trois kilomètres prudents, elle apparut. Sur la droite, un peu à l’écart de la route. Il s’en approcha puis s’arrêta pour la regarder. Il voyait les hommes qui attendaient dehors au soleil, en chemise à manches courtes et cravate, une cigarette entre leurs doigts calleux. Les enfants qui couraient entre les voitures en jouant au loup, avec des rires et des hurlements néfastes au calme du dimanche matin. Les femmes aux robes immaculées, la Bible sous le bras, le teint rosé.
La pensée lui vint qu’il pouvait parfaitement rester dans la Jeep et continuer à rouler. Peut-être son alliance avec Aggie s’achevait-elle. Peut-être n’avait-il plus envie d’être responsable de toutes ces femmes et de ce qui allait suivre. Peut-être avait-il découvert le message pour une bonne raison, pour que ces quelques mots le secouent, le libèrent. Peut-être ne suffisait-il pas de venir ici s’éclaircir les idées avant de retrouver les mobil-homes et leurs occupantes.
Il prit la carabine posée sur le siège passager avec les cartouches mais la reposa aussitôt, descendit de voiture, repoussa son capuchon en arrière et examina les lieux. Des briques beiges, sales et moisies. Les grandes portes disparues. Il découvrit en s’approchant que le porche de béton était taché de noir par des cendres récentes, quoique mouillées, qu’il poussa vaguement de la pointe du pied avant de les enjamber pour se poster sur le seuil. L’arbre tombé qui avait crevé le toit du sanctuaire laissait pendre sur les bancs ses draperies de mousse. Des éclats de verre jonchaient le sol sous les trous béants des vitraux détruits. Le visiteur chercha du regard la place où il s’était assis autrefois. Tendit l’oreille à la voix de sa mère, qui lui disait de se tenir tranquille. Se demanda ce qu’elle dirait si elle savait dans quoi il s’était embringué. Immobile sur le seuil, il alluma une cigarette. En pensant à ce qu’il répondrait pour sa défense.