Aggie ferma la Bible, leva les yeux au ciel puis, les paupières closes et les bras tendus, répéta le dernier verset, d’une voix vibrant de ce qui ressemblait fort à une détermination vengeresse :
« Il ne resta de vivant que Noé, et ce qui était avec lui dans l’arche. »
Il baissa les bras, rouvrit les yeux et adressa un signe de tête à ses auditeurs. Un chœur désespéré d’« Amen » lui répondit. Une des femmes sortit de la file pour s’approcher de la table.
« Toi, tu restes où tu es », lança-t-il d’un ton cinglant. Elle fit lentement un pas en arrière. « Tu as oublié comment ça marche ? » insista-t-il, la Bible tendue dans sa direction. Puis, comme elle secouait la tête sans mot dire, il ajouta, dans un hurlement : « Qu’est-ce que tu dis ?
— Non, marmonna-t-elle, je n’ai pas oublié.
— Tu n’as pas intérêt, riposta-t-il en remettant la Bible dans sa poche. Et les autres non plus. »
Sur ces mots, il frappa dans ses mains, lança un dernier « Amen » puis donna à ses captives la permission de manger.
16
Il mit un moment à trouver, mais il trouva. Des endroits inondés alors qu’ils ne l’avaient jamais été, des détours qui l’entraînaient par les chemins, des incursions dans les prés et les fossés pour contourner les arbres ou les réverbères tombés, mais il trouva Himmel Road. Une route de campagne étroite, maintes fois réparée, à l’entrée de laquelle une pancarte de bois blanc moisi indiquait Plantation Crawfield en lettres gothiques. Étonnamment, le piquet de clôture qui la portait tenait toujours debout, quoique à présent planté dans l’eau d’un fossé.
Cohen se souvenait de la plantation Crawfield. Son école y organisait des sorties éducatives quand il était enfant, puis, plus tard, son père l’y emmenait admirer le bétail et les chevaux. Quelques centaines d’hectares de forêt dense et de pâturages, des écuries et des granges, une barrière en bois blanc et barbelés étirée au bord de la route tout le long de la propriété, un manoir d’avant la guerre de Sécession qui semblait monter jusqu’au ciel. La façade s’ornait de quatre colonnes et d’un balcon démesuré, dont on retrouvait à l’arrière deux versions de taille réduite correspondant à des chambres. La maison et les deux allées en brique menant de la porte principale au chemin circulaire carrossable étaient entourées de grandes azalées, les cours avant et latérales plantées de magnolias et de chênes, l’arrière-cour occupée par un patio traversé de petits chemins de brique et centré sur une fontaine en béton. Les coins regorgeaient de plantes grimpantes, de daturas, de rudbeckias hérissés et de chèvrefeuille aux vrilles fleuries qui dissimulaient à demi voûtes et colonnes ornementales.
Il ne restait rien de tout cela. Cohen roulait en seconde, le regard fixé sur l’endroit où il s’attendait à voir apparaître la merveilleuse demeure de la colline qui veillait sur la région telle une mère sur ses enfants joueurs. Rien. Plus de maison, de magnolias, de chênes. Plus de majesté. Juste quelques boîtes blanches autrefois parallélépipédiques, livrées par le gouvernement avec une poignée de main et un sourire. Il ralentit puis s’arrêta, à huit cents mètres des mobil-homes. Coupa le contact. La pluie se mourait, gouttes erratiques quasi indétectables. Il alluma une cigarette, après avoir repoussé la robe drapée sur sa tête et ses épaules. Le réservoir de la Jeep était vide. Où qu’il aille, il n’irait pas beaucoup plus loin. L’agonisant lui avait peut-être dit la vérité, les deux adolescents étaient peut-être vraiment à la plantation Crawfield, mais ils n’y étaient pas seuls. Des gens s’agitaient autour des mobil-homes. Des gens qui n’étaient pas en sécurité. La sécurité, la certitude n’existaient plus.
Cohen réfléchissait en tirant sur sa cigarette. L’après-midi devait être bien entamé, même si on ne pouvait jurer de rien, à voir le ciel. La nuit tomberait dans quelques heures, maximum : il n’avait qu’à attendre avant d’aller y voir de plus près. Si la pluie redoublait, elle le dissimulerait et couvrirait le bruit de sa progression. Lorsque le chien se mit à flairer les alentours de la banquette arrière, ils s’aperçurent qu’un sac de bœuf séché se trouvait toujours coincé sous le siège conducteur. Ils attendirent donc la nuit en mâchouillant.
Cohen se débarrassa de la chasuble, passa au point mort puis laissa la Jeep reculer jusqu’au bord de la route, contre la barrière envahie par les broussailles. La torche et la carabine à la main, il partit avec le chien le long des barbelés enveloppés de plantes grimpantes exubérantes. Les occupants de l’ancienne plantation n’avaient pas beaucoup bougé pendant qu’il montait la garde, mais au vu des véhicules disparates garés autour des mobil-homes, il y avait forcément de l’essence quelque part. Il avançait plié en deux, quasi accroupi, en se faisant le plus petit possible. Son souffle le précédait, car la nuit amenait le froid. Et la pluie. À cinquante mètres du cercle, il ordonna au chien de s’arrêter. Ils s’accroupirent, et il examina les lieux. De maigres lumières luisaient dans les mobil-homes. Sans doute des bougies. Le type solitaire qui avait passé la journée à s’activer s’était assis au bout du plateau ouvert d’une camionnette, tourné dans leur direction, la tête dissimulée par une capuche. On y voyait de moins en moins.
Ils se rapprochèrent furtivement. En s’arrêtant tous les dix mètres, l’oreille tendue, avant de repartir. Au portail de la plantation, Cohen s’arrêta, une fois de plus, et dit au chien de l’attendre. Le chien regarda autour de lui et continua à le suivre. Quand ils franchirent la barrière, un claquement alarmant retentit. Le chien s’effondra, pendant que les échos du claquement se perdaient aux alentours. Cohen sursauta, se figea puis se précipita derrière le montant du portail, au moment où résonnait une autre explosion. Le montant vola en éclats au-dessus de sa tête. Assis le dos au poteau, haletant, il se demanda s’il devait prendre ses jambes à son cou ou riposter, puis il fit pivoter la carabine et tira sans viser. Une troisième balle atteignit son abri, toujours trop haut, et il riposta à nouveau avant de recharger son arme à toute allure, alors que les projectiles de l’adversaire cinglaient le piquet et que l’écho des coups de feu s’étirait dans le crépuscule.
Ah, l’enfoiré, l’enfoiré, dit Cohen en jetant un coup d’œil au corps inerte du chien. Les coups de feu s’enchaînaient toujours, de plus en plus proches, il était foutu s’il se barrait, foutu s’il ne se barrait pas, il ne savait pas quoi faire à part se retourner et tirer à l’aveuglette dans une direction approximative, alors il inspira un bon coup, sans prêter attention aux éclats de bois qui volaient autour de lui, il bondit de son abri et fit feu par deux fois, explosions éclatantes dans un monde gris-noir. Une douleur cuisante lui traversa la cuisse et il s’écroula. Il se tortilla, se débattit avec la carabine en essayant de la recharger, jusqu’à ce qu’une voix l’interrompe :
« Arrête, mec. Arrête, ou je te jure que tu y passes. »
17
Cohen boitilla dans la boue jusqu’aux caravanes sans que le fusil se détourne de lui une seconde. L’inconnu lui ordonna de s’asseoir près des braises rougeoyantes, sous la bâche tendue à hauteur d’homme entre deux mobil-homes, mais lorsqu’il s’exécuta, la chaleur qui avait flambé dans sa cuisse lui monta à la tête. Il serra les dents en s’installant par terre, les mains crispées sur sa jambe. Elles se couvrirent de sang, pendant qu’un flot chaud lui dégoulinait sur le genou puis dans la chaussure.