« Ne bouge pas », ordonna le type en s’éloignant.
Il disparut dans un des mobil-homes, dont il ressortit avec une boîte à outils et une flasque de whisky. Des visages apparaissaient aux fenêtres des autres caravanes.
L’inconnu tendit la bouteille à Cohen, qui lâcha sa jambe pour s’en emparer, l’ouvrir et la lever d’un seul geste fluide. Le temps qu’il avale quelques gorgées et en recrache presque autant, son hôte avait tiré de la boîte un rouleau de gaze, un aérosol et un gros bandage.
« Espèce de salaud ! » s’exclama Cohen, la bouche dégoulinante de salive et de whisky.
Il se remit à boire puis jeta la bouteille par terre, où elle se vida en partie.
« Attention, hein, protesta le type. Ça ne pousse pas dans les arbres. »
Il testa la bombe puis s’approcha du blessé.
« Je veux pas de cette merde », prévint ce dernier en s’éloignant, sans décoller les fesses de terre.
« Allez, viens, et ferme-la.
— Je te dis de te casser. »
L’autre approchait toujours, mais Cohen l’écarta d’un geste du bras.
« La balle est ressortie, il faut nettoyer les plaies et arrêter l’hémorragie, dit le type. A priori, l’os n’a pas été touché. Ne bouge pas.
— Si.
— T’as pas intérêt, si tu veux que je te soigne.
— Va te faire foutre, c’est toi qui m’as tiré dessus.
— Je t’ai tiré dessus, et j’aurais pu te tuer. Je peux toujours. Alors arrête de gigoter et déchire-moi ce futal. C’est ça ou rester là à saigner. »
Cohen secoua la tête. Son souffle se réduisait à des halètements rageurs, douloureux. Il secoua à nouveau la tête, plus fort.
« T’as qu’à le déchirer tout seul et me soigner.
— Bon. Lève-toi. »
Le blessé se remit sur ses pieds, non sans mal. Quand l’inconnu glissa les doigts dans le trou de son pantalon et tira, le tissu se déchira sur sa jambe tremblante, frappée d’un disque cramoisi ruisselant. Le type y vaporisa une écume blanche glacée, la recouvrit d’une grosse compresse, chargea Cohen de la tenir puis passa dans son dos pour traiter de même la plaie de sortie. Enfin, il profita de la collaboration de son patient, qui tenait d’une main chacun des pansements, pour lui entourer rapidement la cuisse d’une épaisseur de gaze, à laquelle il en ajouta ensuite quelques autres, plus serrées. Cohen restait immobile, les jambes raidies, les poings crispés, mais finit par se laisser retomber à terre, la main tendue vers la flasque. Cette fois, loin de la jeter après s’être octroyé une bonne rasade, il la serra contre sa poitrine comme s’il avait peur qu’on cherche à la lui arracher.
Lorsqu’il réussit à reprendre son souffle, il s’assit réellement, les jambes allongées devant lui. Et continua à boire, à petites gorgées. Le type avait reculé, le dos au feu, les traits indistincts. Le fusil et la carabine étaient posés par terre devant la porte de son mobil-home, appuyés au mur. Le regard de Cohen les trouva. Il était en nage, couvert de boue, imbibé de pluie. Le silence s’étirait, pendant qu’il se demandait pourquoi il n’était pas mort.
« Tu m’as tué mon chien », dit-il enfin. L’inconnu prit une cigarette et lui en tendit une. « Allume-la-moi. » L’autre alluma les deux cigarettes et lui en tendit à nouveau une. « Tu n’étais pas obligé. De buter mon chien.
— Je sais. Mais je me méfie des animaux.
— Merde, alors. »
Le blessé secouait la tête.
Son interlocuteur se tourna vers le feu, silhouette sévère, menaçante.
« Où est-ce que tu as trouvé cette Jeep ?
— Elle est à moi. » Cohen examina les alentours. Entre deux remorques se trouvaient son générateur et quelques-uns de ses meubles. « Ça aussi. Et ça. Et ça. » Il les montrait du doigt, quand il prit conscience des têtes, aux fenêtres. « Où sont les deux ados ? »
L’autre fumait sans le regarder.
« Je t’ai demandé où sont les deux ados ?
— Où est Joe ?
— Qui est-ce ?
— Tu le sais très bien.
— Tout comme tu sais qui sont les deux ados. »
Le type tira une cigarette de son paquet et l’alluma à la précédente, dont il jeta le mégot dans les braises.
« Rapproche-toi du feu.
— Où sont les deux ados ? Elle m’a pris des choses. Vous m’avez tous pris des choses, on dirait.
— Tu l’as buté ?
— Non.
— Alors où est-il ?
— Où sont les deux ados ? »
L’homme se retourna et vint s’agenouiller près de Cohen. La lumière du feu dansait sur leurs visages dans la nuit froide. Il observa la cuisse blessée, dont le bandage virait au rouge, puis leva les yeux vers le visage de son patient.
« Seul ce qui vit peut être fort », commença-il. Cohen ajusta sa position, fit la grimace puis tira sur sa jambe. « Et la force donne des droits. Tu l’as buté, pas de problème. Tu as la force. Nous avons la force. Ça nous donne des droits. »
Cohen aspira une longue bouffée de fumée, pencha la tête en arrière et expira, avant de répondre :
« Je me fous de tes droits, des miens et de ceux de n’importe qui d’autre. Je veux savoir où sont les deux ados. Je n’ai pas buté ton pote. Une panthère lui est tombée dessus, elle l’a réduit en pièces et il s’est vidé de son sang. Voilà. »
L’autre soupira. Se leva. Se rapprocha du foyer.
« C’est pour ça que j’ai buté ton chien. On ne peut pas faire confiance aux animaux.
— Mon chien ne t’aurait pas arraché les couilles. Tous les animaux ne se ressemblent pas.
— Si. Ils sont là… » Le type montrait le sol, à ses pieds. « Et nous, là. »
Il tendait l’autre bras vers le ciel.
« Super. Vraiment super. »
Cohen posa les mains par terre dans son dos pour se pencher en arrière. Son hôte fixait le feu comme s’il allait en sortir quelque chose, puis il regarda autour de lui, une fois de plus. Les têtes disparaissaient derrière les rideaux dès qu’il les surprenait. Un homme en manteau militaire, des cigarettes, un visage qui semblait avoir séché au soleil… des portes verrouillées, des armes appuyées à un mur. Cohen laissa sa tête partir en arrière mais, étourdi par le whisky, la releva pour empêcher le monde de tourner.
« Qu’est-ce que tu as, comme viseur ? demanda-t-il en désignant d’un coup de menton le fusil avec lequel l’inconnu lui avait tiré dessus.
« Un viseur qui permet de voir loin.
— Et dans le noir, je suppose. »
Un hochement de tête lui répondit.
« Si tu savais tout ce que possèdent les morts… reprit le type.
— Tu as vu beaucoup de morts ? »
Il tendit les mains vers le feu.
« Bien assez. Tout le monde ici en a vu bien assez. Ceux que les tempêtes ne tuent pas, quelque chose d’autre en vient à bout. »
Cohen regarda une fois de plus autour de lui. Une lumière s’alluma à une fenêtre.
« Mais qui sont ces gens ? » demanda-t-il encore.
L’homme releva la tête. Ses yeux passèrent lentement d’un mobil-home à l’autre, comme s’il cherchait à se rappeler quelque chose sur chacun.
« Tu as faim ? » interrogea-t-il, pour finir.
Cohen déplaça légèrement sa jambe. Le mouvement lui arracha un grognement.
« Je n’ai aucune envie de manger.