— J’ai des réserves.
— Pourquoi tu les enfermes ?
— Reprends un peu de whisky. Il faut que tu boives, avec ces blessures.
— Pourquoi tu enfermes ces gens ? »
La voix de Cohen gagnait en force. Il n’avait pas peur de ce type. La peur n’avait plus aucun sens. On lui avait tiré dessus, on l’avait extirpé de chez lui, sa maison était fichue, il se retrouvait assis par terre dans le froid humide, entouré de mobil-homes arrimés par des cordes, mais il s’en fichait. Si c’était un miracle qu’il soit en vie, il s’en fichait, et s’il était condamné, il voulait au moins obtenir avant de se faire abattre une réponse franche de cet homme vieillissant — le gardien de cette prison ou de ce curieux bidonville. Cohen était là pour les souvenirs d’Elisa, et une de ces portes closes dissimulait les deux ados. Le reste, il s’en fichait.
L’inconnu restait figé, silencieux, tournant et retournant ses mains dans la chaleur du feu.
« Où sont les deux ados ? »
Pas de réponse.
« La fille m’a pris des choses que je veux récupérer. Il me faut aussi un peu d’essence. Après, je m’en vais. Je pars pour la Limite.
— Quelle Limite ? demanda l’homme avec un léger rire.
— Tu le sais très bien.
— Tu as dû vivre dans un vrai trou, pas installé tranquille dans ta jolie petite maison.
— Ça veut dire quoi, ça ? » s’enquit Cohen, après s’être tortillé pour s’asseoir plus droit.
Son interlocuteur se détourna des braises, gagna lentement le tas de parpaings érigé de l’autre côté du foyer et s’y installa.
« La Limite, voilà le problème.
— Je ne sais pas quel est ton problème. Ce n’est pas le mien.
— La Limite pose problème à tout le monde. Ceux qui vivent au-dessus. Ceux qui vivent en dessous. Ceux qui l’ont tracée. C’est le symbole de la haine. De la peur. Du manque de foi. » Cohen but une gorgée de whisky, pendant que l’orateur poursuivait, bras et jambes croisés : « Tout ce qu’elle fait, c’est désigner des coupables. Elle nous dit que certains sont sur la bonne voie et d’autres non.
— Ma foi, ce n’est pas faux. Tout le monde n’est pas sur la bonne voie. Personne ici n’y est. Sauf moi. J’y étais, jusqu’à la semaine dernière.
— Non, toi non plus. » L’inconnu regardait Cohen. « Tu crois que tu y étais, mais tu te trompes. Qu’est-ce qui t’aurait mis sur la bonne voie ? Tout seul. Sans personne à qui parler. Personne à prier. Il t’arrive de prier ? » Cohen ne répondit pas, mais sirota un peu de whisky. « La Limite était censée prendre, mais il n’en est rien. Elle donne. Elle donne à ceux qui croient et qui veulent un endroit où vivre comme ils l’entendent. Avec leurs frères. Ceux qui vivent au-dessus seront emportés. Contrairement à ceux qui vivent en dessous. »
Le type s’exprimait en homme qui a longuement mûri ses arguments. Ou en homme qui a répété. D’un ton confiant, avec un visage et des yeux confiants.
« Qui sont ces gens, alors ? » insista Cohen.
Son interlocuteur leva le bras, la main tendue, comme pour attraper quelque chose, puis il se mit à l’agiter lentement.
« Ils me ressemblent. Ils nous ressemblent. Leur place est ici. Je veille sur eux. Je suis responsable d’eux. Ils sont à moi, je suis à eux, nous sommes à toi. Tu es venu à nous. Nous te ferons une place.
— Je ne suis venu à personne, et je ne veux pas de votre place. Je veux la fille et de l’essence.
— Tu as besoin d’une place. Tout le monde a besoin d’une place.
— Pourquoi sont-ils enfermés ? »
Le type baissa la main. Se leva, fit le tour du foyer puis se rassit. Le silence régna un moment. Cohen avait mal à la jambe, elle palpitait, mais l’hémorragie avait ralenti. Les deux hommes regardèrent mourir le feu sans mot dire, car parler n’aurait servi à rien, le blessé en avait conscience. Pas maintenant. Ni le lendemain. Parler ne lui permettrait ni d’obtenir ce qu’il voulait ni de se tirer de là.
Le whisky le rattrapait. Il se sentait léger et engourdi. La nuit était aussi noire et figée qu’un tableau.
Jusqu’au moment où des coups étouffés rompirent le silence. Peut-être fut-il seul à les entendre, car son hôte n’eut aucune réaction. Ils persistèrent pourtant, patients, ininterrompus. Dans le mobil-home le plus proche. Cohen le regarda : le disque lumineux d’une torche luisait à la fenêtre. Alors, les coups obstinés virèrent au martèlement, accompagnés à présent de deux voix de femmes :
« Aggie ! Aggie, ouvre-nous ! Ça y est, c’est le moment. Ouvre, allez ! »
Ledit Aggie se leva. Il tira de sa poche un porte-clés, se tourna vers Cohen de manière à lui montrer le revolver coincé dans la ceinture de son pantalon puis regagna son mobil-home. Après y avoir rangé le fusil et la carabine, après en avoir verrouillé la porte, il s’approcha enfin de celle derrière laquelle résonnaient les deux voix.
« Reculez, cria-t-il.
— Ouvre, c’est le moment, répondit une femme.
— Je vous dis de reculer. »
Cette fois, un gémissement de douleur lui répondit.
Cohen se leva, le dos tourné au feu. Aggie glissa une clé dans le verrou des prisonnières puis leur ouvrit en effet. L’une d’elles braqua la torche sur l’autre, qui sortit, une grimace de douleur aux lèvres, la main posée sur son gros ventre rond. Engoncée dans deux manteaux, dont l’un à capuche, elle descendit prudemment du mobil-home, comme si la terre risquait de s’ouvrir sous ses pieds. Sa compagne lui emboîta le pas en la tenant par le bras.
Cohen avait peine à y croire, même s’il savait qu’en ce monde, il fallait être capable de croire n’importe quoi. Et de ne rien croire du tout. Au plus profond de ses pensées, au cœur de la nuit, les gémissements de l’inconnue constituaient la bande-son idéale. Quand elle se mit à tourner en rond à petits pas, cambrée, les traits tirés par l’angoisse, il oublia momentanément sa jambe douloureuse en prenant conscience des souffrances qui l’attendaient, elle. Il chercha à tâtons son couteau sous son manteau. Dans son fourreau, serré contre sa ceinture. Il chercha ensuite à tâtons la photo d’Elisa, pliée dans sa poche arrière. Aggie reparut alors, chargé de ce qui ressemblait fort à la sacoche d’un médecin de campagne du début du XXe siècle.
18
La vieille femme allait et venait sans lâcher le bras ni la main de la jeune, en demandant des conseils au patriarche comme s’ils n’envisageaient l’arrivée d’un bébé dans un endroit pareil que depuis quelques minutes. Pendant qu’elles tournaient autour du foyer, il s’éloigna dans le pré, alla ouvrir la portière arrière d’une bétaillère au toit protégé par deux morceaux de contreplaqué — gémissement rouillé de l’acier — et monta à bord. Cohen restait figé, alors que les deux femmes passaient régulièrement devant lui. Elles ne lui prêtèrent aucune attention, jusqu’au moment où il leur demanda si elles avaient besoin d’aide.
Là, elles s’arrêtèrent. La jeune secoua la tête, tandis que la vieille répondait :
« Tu sais quoi ? Tu pourrais foncer à l’hôpital et ramener un médecin, une infirmière et une grenade à fourrer dans le cul d’Aggie. »
Elles étaient l’une et l’autre de taille plutôt modeste. La plus âgée portait un bandana bleu déteint, le même genre de manteau militaire qu’Aggie et des gants dépareillés. La future mère serrait ses poings nus à chaque geignement. Quand elle repoussa son capuchon en arrière, son front apparut, luisant de sueur à la faible clarté du feu.
Elles s’appelaient respectivement Ava et Lorna.