« Il faut aller chercher de l’aide, Aggie », lança Ava, qui n’avait manifestement pas peur de l’homme aux clés. « Et trouver un endroit où faire ça, bordel.
— On n’a pas besoin d’aide », répondit-il en posant par terre la sacoche de cuir noir usé. Il alluma une cigarette et se rassit sur le tas de parpaings. « Y a pas urgence.
— Tu n’en sais rien, riposta-t-elle.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama Lorna en serrant la main d’Ava.
— Inspire à fond… Expire. Inspire à fond… »
La contraction dura une longue minute, pendant laquelle personne ne dit un traître mot et tout le monde resta figé, à regarder Lorna respirer. Lorsque la douleur se calma, les deux femmes s’approchèrent d’Aggie, qui se leva pour laisser s’asseoir la parturiente.
« C’est ton nouveau copain ? s’enquit Ava, sans lever les yeux vers les deux hommes.
— Ça va durer longtemps, à ton avis ? demanda Aggie, indifférent à sa question.
— J’en sais rien. Toute la nuit, si ça se trouve. »
Une autre contraction secoua Lorna, qui serra les dents, la tête rejetée en arrière.
« Ce n’est pas une bonne idée », dit Cohen.
Aggie se racla la gorge, cracha, tira sur sa cigarette puis le considéra.
« Quand je suis dans la crainte, En Dieu je me confie. »
— Va le lui dire à elle, riposta Cohen.
— Oh, Seigneur, ça recommence, s’écria Lorna. Ça fait mal, bordel de merde ! Oh, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu. »
Elle continua sur sa lancée, sa voix s’élevant puis s’apaisant au rythme des contractions. Et, comme si les dieux, cette voix et la promesse d’une vie nouvelle les avaient convoqués, l’esprit du vent et le grondement du tonnerre se joignirent à elle.
Cohen la regarda, il regarda la vieille femme faire les cent pas, et il pensa à Elisa. Quand je serai énorme, tout le monde me tiendra la porte et me laissera sa place dans la file, disait-elle. Tout le monde le fait déjà, répondait-il, parce que tu es belle comme un cœur. Je passerai mon temps à manger ; il y en a qui mangent de la terre, tu sais, racontait-elle. Il ne la croyait pas, mais elle lui jurait que c’était vrai, avant de se fourrer un oreiller sous le corsage et de le tapoter en disant qu’elle allait se transformer en bonbonne, qu’elle s’en fichait et qu’il avait intérêt à s’en ficher aussi. Et les compliments, ça suffit, tu m’as mise enceinte, c’est bon, ton boulot à toi est terminé. Elle retirait l’oreiller pour le lui jeter à la figure. D’accord. Alors puisque mon boulot à moi est terminé, je vais me chercher une bière. Ça, elle n’appréciait pas du tout. Elle n’appréciait pas qu’il continue à boire de la bière et du café et à fumer, alors qu’elle ne pouvait pas, ni qu’il le fasse sous son nez sans complexe. Ça la rendait dingue. Ce qui, lui, l’amusait.
« Ça va aller, ça va aller, ça va aller », souffla Lorna, haletante, quand la énième contraction s’apaisa.
Cohen se mit à tourner en rond.
C’était lui qui avait raison, tandis qu’Elisa croyait dur comme fer que ce serait un garçon. Elle le lui répétait tous les jours, avant qu’ils sachent. Trois semaines à lui dire : C’est un garçon. Je sais que c’est un garçon. Et lui, à répondre : Non. Je te parie vingt dollars que non. Elle riait. Tu ne les as pas, et de toute manière, tu ferais mieux de croiser les doigts pour que ce soit un garçon, parce que si c’est une fille, tu vas être une vraie carpette.
« Oh, bordel, ça recommence », gémit Lorna.
Ça recommençait, en effet.
En rentrant à la maison, après la visite chez le médecin, Elisa avait donné à Cohen vingt dollars, qu’il avait mis dans la tirelire. Il avait posé la main sur le ventre qui s’arrondissait peu à peu. La grossesse lui semblait plus réelle, maintenant qu’il savait que c’était une fille.
Sans cesser de parcourir le cercle ni d’écouter les gémissements de Lorna, il tendit la main dans l’espoir de retrouver la sensation du ventre rond sous sa paume et l'unique contact qu’il ait jamais eu avec le bébé. Seul l’air froid lui caressa la peau, pendant que les plaintes de Lorna et la pensée de ce que lui avait infligé Aggie chassaient le souvenir d’Elisa.
Le jour s’était presque levé, mais on ne s’en rendait que difficilement compte sous l’épaisse couverture nuageuse. Les deux femmes avaient regagné leur mobil-home, où Lorna pouvait s’allonger, les jambes écartées. Le travail avait duré toute la nuit, personne ne savait s’il était temps qu’elle pousse, mais elle allait de toute manière essayer. Aggie avait libéré deux autres prisonnières pour l’aider. Du mobil-home s’élevaient des grognements et, parfois, des cris, accompagnés d’encouragements qui se fondaient dans le vacarme de la tempête. Cohen s’était réfugié dans une caravane inoccupée, meublée en tout et pour tout d’étagères vides et d’un matelas nu, posé à même le sol. Il dormait sur le dos, la bouche grande ouverte, les bras le long du corps, comme s’il posait pour le portrait d’un mort.
Quelques captives, conscientes de ce qui se passait, frappaient à leur porte en demandant à sortir pour aider Lorna, elles aussi, mais l’indifférence absolue d’Aggie finit par les faire renoncer. Appuyé à la caravane de la parturiente, cramponné à une corde, trempé, il bravait la tempête en écoutant crier la jeune femme. Pourvu que ce soit un garçon. Il allait avoir besoin de garçons, pour faire de tout ça ce qu’il voulait.
Cohen se réveilla en sursaut, comme si une grenade venait d’exploser dans ses rêves, et promena autour de lui un regard frénétique. Haletant, les yeux écarquillés, il se cramponna à sa cuisse car ses plaies le taraudaient. Où était-il ? Que se passait-il ? Un mobil-home rudimentaire, aux parois balafrées à l’emplacement des toilettes et de la kitchenette arrachées. Une odeur de sueur rance. Il se leva et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Dehors, dans la tempête, le type au revolver s’appuyait à une des caravanes. Ensuite seulement, Cohen distingua les visages collés aux vitres des autres. Ce n’était pas un cauchemar, mais la réalité. Il humecta ses lèvres sèches puis se frotta la gorge. La tête pleine de l’écho du whisky. Autant se recoucher pour se calmer puis évoquer ce qui l’avait amené ici, dans l’espoir de trouver un moyen de s’en sortir.
Ce fut alors que la parturiente hurla. Un hurlement démentiel, animal, qui fendit la tempête.
Cohen boitilla jusqu’à la porte, déboutonna son manteau, souleva ses chemises et ouvrit l’étui de son couteau de chasse. Il tira le poignard, le tourna et le retourna entre ses mains, le fit passer d’une paume à l’autre. Lorsqu’il serra le métal froid dans son poing, une force étonnante l’envahit. Un nouveau hurlement lui fit rengainer le couteau, remettre ses chemises en place et reboutonner son manteau. Il rejoignit Aggie en clopinant au moment où Ava ouvrit la porte de la caravane.
« Il y a un problème », cria-t-elle du seuil, les mains sur les hanches, l’air perdue.
Aggie s’approcha pendant que Lorna hurlait, une fois de plus. Puis une autre, et une autre encore. Ils restaient tous là à se regarder sans rien faire.
« Il y a un problème, répéta Ava. Je ne le vois pas, et il ne bouge pas. Et je ne sais pas s’il se présente dans le bon sens.
— Il va falloir que tu incises, alors, dit Aggie.
— Fais-le, toi. Moi, je ne veux pas.
— Il va bien falloir que tu le fasses.
— Ou toi.
— Si tu ne le fais pas, elle est foutue », insista Aggie, sans savoir si c’était vrai — mais à entendre Lorna, ça en avait tout l’air.
« Elle risque d’y passer de toute manière, riposta la vieille femme. Si je l’ouvre, comment veux-tu que je la recouse ? Il n’y a rien dans le sac pour m’apprendre à faire une chose pareille. »