Elle avait ôté son manteau militaire. Ses manches roulées jusqu’aux coudes dévoilaient des mains sanglantes.
« Il faut que tu récupères le petit, insista Aggie. C’est le premier.
— Je sais ce que représente le petit. Ou la petite. C’est pareil. Je suis ici depuis aussi longtemps que toi, tu te rappelles ?
— Le premier de quoi ? » demanda Cohen.
Ils ne lui prêtèrent aucune attention, à moins qu’ils ne l’aient pas entendu.
Lorna hurla, encore une fois, puis se tut. Ils attendirent un autre hurlement, mais le silence se prolongea bien une minute. Ava s’empressa alors de rentrer.
Aggie recula. La pluie martelait les deux hommes, qui se voûtaient en se lorgnant de sous leur capuche.
« Y a du café dans celle-là », dit enfin Aggie, avec un coup de menton en direction d’une des caravanes.
Cohen ne répondit pas. Il aurait eu grand besoin d’un verre d’eau, mais il ne voulait pas prendre l’habitude de demander service à ce type, et les hurlements recommencèrent avant qu’il se décide. Cette fois, ils se poursuivirent sans discontinuer. Les hurlements — et les cris des autres femmes qui les couvraient, par-dessus le vacarme de la tempête, qui imploraient Lorna de tenir le coup ou lançaient des instructions désordonnées. La manière dont les prétendues aides tournaient en rond ne faisait qu’ajouter à l’hystérie collective. Cohen ferma les yeux. Serra les dents. Regretta amèrement de ne pas être ailleurs.
Aggie restait figé, impassible.
« Tu es content de toi ? lui cria le blessé en rouvrant les yeux.
— J’aurais dû te tuer hier soir, répondit Aggie sur le même ton. Mais je peux toujours le faire maintenant. »
Cohen, qui se demandait s’il avait bien compris, avec le bruit que faisaient les femmes, lui demanda de répéter.
« Tu m’as parfaitement entendu, riposta Aggie.
— Justement, non », rétorqua Cohen, provocateur. « Répète.
— Je disais que j’allais te sauver. Tu as été envoyé ici, tu le sais pertinemment. Comme nous tous.
— Personne n’a été envoyé ici.
— Tu ne comprends pas.
— Je comprends bien assez ce que je vois.
— Ce que tu vois maintenant.
— Ce sera pareil plus tard. »
Aggie hocha la tête, le sourire aux lèvres sous sa capuche. Il avait les yeux d’un homme libéré, conscient du pouvoir de la persuasion quand personne n’était là pour juger.
Les hurlements devinrent plus que douloureux. Torturés. Grotesques. Cohen se demanda en regardant son interlocuteur à quoi il était confronté en ces lieux, face à cet homme. Qui était Aggie, au fond ? Qu’avait-il fait ? De quoi était-il capable ? Cohen avait beau l’ignorer, il ne doutait pas d’affronter quelque chose de vraiment abject. Plusieurs femmes enfermées, sous la garde d’un seul homme. La Bible dans la poche. Affublé du manteau d’un mort. Disposant du pouvoir d’envoyer des gamins tendre des embuscades et dépouiller autrui. Le regard mauvais de l’impénitent.
Une note suppliante vibrait maintenant dans les hurlements suraigus, mais la pitié n’était pas de ce monde. Cohen écoutait, figé, les yeux rivés sur Aggie, impassible. Les cris qui déchiraient la tempête évoquaient pour le blessé Elisa et ce qui aurait pu être avec son ventre rond, le nom choisi, la chambre terminée, peinte en jaune, en bleu ou en rose. Il pensait à la minuscule chose sans nom morte avec Elisa et à la petite chose qui luttait pour vivre dans le mobil-home, entourée de femmes impuissantes, ramenées à une époque où nul n’avait d’autre possibilité que de se tordre les mains et de prier. Les cris et les supplications s’enchaînaient sans obtenir de réponse. Le soleil apparaissait lentement à l’horizon. Ailleurs, des gens dormaient dans des lits douillets ; ailleurs, ç’allait être une belle journée.
Cohen souleva son manteau et ses chemises, ouvrit son étui, tira son couteau et le brandit de la main droite comme un insigne. Les yeux d’Aggie s’écarquillèrent, il battit en retraite, mais ce n’était pas après lui qu’en avait l’homme à l’insigne. Il fonça vers la caravane où s’élevaient les hurlements, en ouvrit la porte et y pénétra sans hésiter. Le sang l’accueillit, l’angoisse. Ava, agenouillée entre les jambes de Lorna, se tournant vers lui. Il poussa la vieille femme de côté.
19
Le quatrième jour de leurs vacances vénitiennes, ils découvrirent au réveil un soleil hésitant. Elisa roula sur Cohen, l’embrassa et lui annonça qu’elle sortait courir. Lorsqu’il chercha à l’attraper pour l’empêcher de se lever, elle le repoussa malicieusement et alla se poster à la fenêtre.
« Je n’arrive pas à croire que tu aies pris tes chaussures de jogging, dit-il. Il faut qu’on discute sérieusement du sens du mot “vacances”. »
Elle ôta le tee-shirt qui lui servait de chemise de nuit, tira les rideaux et resta immobile devant la fenêtre ouverte, uniquement vêtue de la culotte blanche achetée la veille, imprimée à l’arrière du mot CIAO.
« Mais qu’est-ce que tu fais ? » s’étonna Cohen.
La jeune femme s’étira, superbe dans la lumière du matin.
« On est en Italie. Tout le monde s’en fiche. C’est super. »
Il contempla les taches de rousseur de son dos et de ses épaules, prêt à la tirer sur le lit pour lui faire tout un tas de choses, mais au moment où il allait se jeter sur elle, Elisa s’approcha de l’armoire. Elle en sortit un short, un petit haut sans manches et ses chaussures de jogging.
« Je n’en ai pas pour longtemps, déclara-t-elle en s’habillant. Je veux juste éliminer un peu de ce qu’on a bu. »
Une bouteille de vin vide était posée sur la table de nuit, une autre par terre, à côté du lit.
« Tu vas te perdre, prévint Cohen.
— Sans doute. Mais je me retrouverai.
— Bon. » Il roula sur le ventre. « Je serai là à ton retour. »
Elle noua ses lacets, récupéra sa montre de sport dans la valise, lui donna un dernier baiser et sortit. Ses pas s’éloignèrent dans l’escalier.
Il se réveilla deux heures plus tard. Dehors, le ténor chantait. Elisa n’était pas rentrée. Cohen consulta deux fois de suite sa propre montre pour vérifier qu’elle était vraiment partie depuis longtemps. Elle aurait dû être là. Ses petits tours duraient en principe trois quarts d’heure, une heure maximum.
Il se doucha longuement, se rasa, se lava les dents puis, cela fait, se demanda s’il n’allait pas se planter nu à la fenêtre, lui aussi. Toutefois, les courbes de la jeune femme étaient nettement plus séduisantes que les siennes. Il décida donc d’enfiler un jean et un tee-shirt avant de regarder dans la cour. Des plantes grimpantes en pleine forme escaladaient un treillis depuis leurs pots de terre cuite, et les jardinières installées aux fenêtres de la maison d’en face débordaient de fleurs rouges. Comme il ne pleuvait pas, les clients avaient pris possession des quelques tables en fer forgé disposées dans la courette ; une jeune serveuse leur distribuait café et assiettes de pain.
Elle courait, elle s’est perdue, et elle a déniché un bel Italien. Là, maintenant, ils sont dans un petit bateau qui les emmène jusqu’au grand bateau de Monsieur. L’an prochain, à la même époque, elle parlera italien et elle se plantera toute nue à sa propre fenêtre, après avoir changé d’étalon. Mais le deuxième sera aussi jeune et aussi italien que le premier.