« Je suis idiote, dit-elle ensuite à Cohen.
— Tu n’es pas idiote du tout, mais qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je courais. Je me suis perdue. J’ai glissé. De toute manière, je n’arrête pas de glisser sur ces pavés. Mais là, je suis tombée la tête la première, et je me suis à moitié assommée. La dame est arrivée, elle m’a vue, elle m’a aidée à m’asseoir, et elle doit vivre juste à côté, parce qu’elle est rentrée dans un immeuble et elle est revenue deux minutes après avec le chiffon et un verre d’eau. »
Cohen essuya de la main une traînée de sang mêlé d’eau qui coulait sur la tempe d’Elisa.
« Tu m’as fait la peur de ma vie.
— Je suis désolée.
— Je te disais bien que tu n’étais pas censée faire du sport pendant les vacances.
— Je crois que ce coup-ci, j’ai compris. »
Il lui toucha la main — celle qui tenait le linge, qu’elle écarta de son œil. Son front allait manifestement arrêter de saigner.
« Ça fait mal ? s’enquit-il.
— Ça a l’air de faire mal ?
— Oui.
— Alors ça fait mal. »
Cohen lui reposa la main au chiffon sur la plaie.
« Je reviens. »
Il passa en coup de vent prendre le Tylenol dans leur chambre, mais quand il redescendit, personne ne servait plus au bar, ce qui l’obligea à aller chercher lui-même une bouteille d’eau et une canette de bière. Il les apporta à la table, où il se rassit, avant de donner trois cachets à Elisa. Elle regarda les comprimés, le regarda, lui, regarda la bière (devant lui) et l’eau (devant elle).
« C’est une plaisanterie ? »
Il se releva, alla chercher une seconde canette, s’empara du décapsuleur oublié sur le comptoir, se réinstalla à la table, ouvrit les deux bouteilles jumelles et en fit glisser une vers la jeune femme. Elle ramassa le Tylenol, se le fourra dans la bouche puis le fit descendre d’une lampée de bière fraîche.
« Ah, ça fait du bien », dit-elle en reposant la canette.
Cohen tira ses cigarettes de sa poche, prit sa propre canette et poussa un long soupir. Elisa lui adressa un clin d’œil — celui sur lequel elle ne pressait pas le chiffon. L’anxiété de la séparation ne leur pesait plus tel un fardeau, mais n’avait pas disparu pour autant.
« Finies, les excursions solo », lança-t-il. Un haussement d’épaules lui répondit. « Je suis sérieux, hein.
— Tu crois qu’on devrait s’attacher l’un à l’autre ?
— S’il le faut. » Il lui reprit la main pour écarter le linge de son front. La plaie était rouge et gonflée. « Allez, bois ta bière. »
20
Mariposa regarda de sa fenêtre Cohen quitter la caravane de Lorna et regagner celle où il dormait. Allait-il allumer la lumière ? Non. Sans doute s’était-il couché, ce qui la décida à attendre. Et, en attendant, elle s’intéressa à l’agitation extérieure. Les allées et venues d’Aggie et des deux femmes libérées par ses soins étaient toutes centrées sur le mobil-home de Lorna. Chaque fois que sa porte s’ouvrait, la lampe qui y brûlait éclairait le sang dont étaient couverts les mains, les bras, les chemises de tout ce monde. Lorsque Ava finit par apparaître, une masse sanglante dans les bras, Mariposa se demanda si la chose était morte ou vive. La porte resta ensuite fermée un moment avant de se rouvrir sur la vieille femme, chargée cette fois d’un paquet blanc. Elle sortit sous la pluie au bras d’Aggie, qui l’entraîna jusqu’à sa propre caravane. Apparemment, il ou elle s’en était tiré. Pour l’instant.
Cohen n’avait toujours pas allumé la lumière.
Mariposa enfila son manteau, mais se rappela brusquement qu’elle était prisonnière. Elle n’en essaya pas moins de pousser sa porte, laquelle s’ouvrit. Le désordre était tel qu’Aggie avait dû oublier les verrous. Quand la jeune fille descendit de son mobil-home, le vent lui assena une gifle de pluie. La tête basse, elle se dirigea vers celui de Cohen, devant lequel elle s’arrêta, le temps de regarder ce qui se passait. Les autres s’activaient toujours autour de la caravane de Lorna.
Mariposa posa la main sur la poignée de la porte, la fit lentement jouer, ouvrit et se glissa à l’intérieur.
Puis elle s’avança dans le noir. Sans le voir. Sans l’entendre, au début.
Jusqu’à ce qu’il ronfle.
Il gisait sur le ventre, bras et jambes écartés, en chute libre. Le souffle lent et laborieux. La jeune fille attendit que ses yeux s’habituent un peu à l’obscurité pour aller s’agenouiller près de lui. Il portait toujours son manteau et ses grosses chaussures boueuses, qui pendaient dans le vide au bout du matelas.
Elle tira de sa poche un briquet et une bougie, qu’elle alluma avant de la poser par terre, d’ôter son propre manteau et de le poser par terre, lui aussi. Puis elle effleura des deux mains le bottillon gauche de Cohen, en chercha les lacets à tâtons, les dénoua et leur donna du mou. Quand elle tira doucement sur la chaussure, le dormeur ne bougea pas. Alors elle la secoua pour la desserrer, la retira puis procéda de même avec la droite. À un moment, Cohen grogna en se soulevant sur le matelas, sans toutefois se retourner ni se réveiller.
Des voix s’élevèrent dehors. Mariposa se leva pour jeter un coup d’œil par la fenêtre. Les deux femmes libérées se dirigeaient vers leurs caravanes respectives. La lumière s’était éteinte dans celle de Lorna.
La jeune fille se remit à genoux. L’oreille tendue au souffle de Cohen. À ses ronflements occasionnels. Au vent et à la pluie. Aux mots qui résonnaient dans sa propre tête, demandant à sortir, et qu’elle laissa en effet s’échapper dans un murmure :
« Je sais pourquoi tu es là. Tu es venu pour elle. Pour ce qui reste d’elle. Ce qui reste de tout ça. Je sais pourquoi tu es là, oui. »
Elle s’interrompit. Posa la main sur la jambe du dormeur.
« Ne le laisse pas te retenir. Je ne veux pas que tu deviennes comme lui. Mais je sais que tu n’es pas comme ça. J’en suis sûre. »
Elle s’interrompit à nouveau. Retira la main.
Il y avait si longtemps qu’elle n’avait parlé à quelqu’un sans colère, sans véhémence, sans peur.
Après avoir retiré l’élastique qui maintenait sa queue-de- cheval, elle se glissa sur le matelas. Cohen s’ébroua, leva brièvement la tête, mais la laissa retomber en sombrant une fois de plus dans un sommeil agité. Mariposa resta appuyée sur les coudes jusqu’à ce qu’il se calme un peu puis s’allongea tout doucement près de lui.
Ailleurs. Pas de campagne, pas de plage, pas de pâturages ni de lilas des Indes. Un monde de béton, une ville où il se promenait un jour banal, environné de gens banals qui allaient et venaient sur les trottoirs et dans les magasins. Il avait beau scruter les noms des rues, ils étaient rédigés dans une langue étrangère, et les alentours n’avaient rien de distinctif. Il marchait. Il observait l’intérieur des magasins par les vitrines, il entrait dans les bars pour examiner les consommateurs, il s’arrêtait à un téléphone payant, composait un numéro puis écoutait sonner, sonner sans que personne ne réponde, il raccrochait et il repartait. Kiosques à journaux, stands de hot dogs, boutique de vêtements devant laquelle une femme en robe argentée moulante fumait une cigarette. Chien sans collier flairant une poubelle. Coup de klaxon occasionnel. Il marchait. Il regardait son reflet dans les vitrines, il soufflait sur ses mains glacées. Il s’arrêtait brusquement, parce qu’il s’était perdu. Il jetait un coup d’œil par-dessus son épaule en se demandant de quelle direction il arrivait. Il laissait derrière lui un, deux, peut-être trois carrefours supplémentaires. Il s’arrêtait à nouveau, il tournait sur lui-même, il cherchait à déterminer où il était, où il allait, comment revenir sur ses pas — l’un ou l’autre, peu importait. Il essayait de se renseigner, mais personne ne le comprenait, les gens le dépassaient d’un pas vif, lui répondaient d’un ton sec ou le repoussaient. Il marchait. Tout se ressemblait, et il ne savait pas qui ou ce qu’il cherchait. Chaque pas ajoutait à son anxiété, il appelait au secours, mais les étrangers ne lui prêtaient aucune attention, de gros nuages noirs arrivaient soudain, tout le monde disparaissait dans les immeubles ou les magasins, mais il n’avait nulle part où aller, il restait planté là à regarder les nuages asphyxier le soleil, jusqu’au moment où il sentait qu’il y avait quelqu’un juste à côté de lui, il pivotait mais il n’y avait personne, pourtant il sentait qu’il y avait quelqu’un, et quand il ouvrait les yeux, il régnait une nuit d’encre et quelqu’un se trouvait juste à côté de lui, comme dans son rêve.