Il le regardait toujours, quand quelqu’un s’approcha de lui par-derrière.
« J’avais rien contre vous, l’autre jour. »
Cette fois, il se retourna. Les cheveux gras du blondinet étaient plaqués sur son crâne. Il avait porté une main à sa bouche pour se réchauffer les doigts et tenait de l’autre celle du gamin.
« Je vous assure, ajouta-t-il. J’étais obligé.
— Obligé de quoi ? »
L’adolescent jeta un coup d’œil en arrière. Aggie le regardait. Il baissa la voix, comme si le patriarche pouvait l’entendre par magie.
« Rien. »
Cohen le considéra puis se rapprocha en boitillant des deux garçons.
« Qui êtes-vous ?
— Je vous présente mon frère, répondit le grand. C’est pour ça que j’ai fait ce que j’ai fait, l’autre jour. »
Le petit portait un manteau en jean boutonné de haut en bas. Le foulard enroulé autour de son cou lui montait jusqu’à la bouche. Il tenait sous le bras un ballon de foot à moitié dégonflé.
« Je suppose que vous avez un nom ?
— Qui ça ? Nous tous ? Ou juste nous deux ?
— Vous deux.
— Moi, je m’appelle Evan. Lui, Brisco.
— Qu’est-ce qu’il a à voir avec le fait que vous ayez essayé de me tuer, toi et la fille ?
— Je ne voulais tuer personne, protesta Evan en secouant la tête.
— Tu m’as tiré dessus.
— Y a rien qu’est sorti.
— C’est pas la question.
— La question, c’est que je ne voulais pas. Je vous l’ai bien dit. Aggie enferme Brisco quand il nous envoie en mission, Mariposa et moi. Comme ça, il est sûr que je ne vais pas me barrer. Et on a carrément intérêt à rapporter quelque chose. »
Cohen jeta à son tour un coup d’œil dans le cercle. Aggie les regardait, la cigarette aux lèvres. Un peu plus loin, les femmes faisaient tourner le bébé. La fumée du feu naissant se mêlait à celle de la cigarette, nœud de serpents étiré jusqu’à évoquer un observatoire. Mariposa regardait aussi dans le pré, adossée à un mobil-home, à l’écart.
« Couvre-toi les oreilles, Brisco », ordonna Evan. Il attendit que le gamin ait posé ses mains pâles sur ses oreilles pour demander tout bas : « T’as tué Joe ? »
Cohen hésita. Que répondre à cette question ? Il n’était pas sûr d’avoir envie d’informer ces gens qu’il n’avait jamais tué personne. Qu’il n’avait jamais tiré sur personne. Qu’il n’avait jamais tiré du tout, à part dans la direction d’autres coups de feu, pour dissuader des types armés d’approcher. Il n’avait pas envie qu’on parle de lui, qu’on s’interroge à son sujet. Voilà pourquoi il répondit par l’affirmative :
« Oui.
— Tant mieux », lâcha Evan, après avoir cueilli le sommet d’un brin d’herbe.
Il retira les mains de Brisco de ses oreilles.
Cohen souffla sur ses doigts puis se frotta le visage. Le garçonnet fit passer son ballon sous son autre bras puis le lança à son frère.
« Vas-y », l’encouragea Evan. Le petit détala sans un regard en arrière et ne tarda pas à se retrouver hors de portée d’un ballon dégonflé. « Stop ! »
Il freina des quatre fers, la balle ramollie entama un vol incertain dans sa direction, mais retomba sans le toucher.
« Entraînement au pied », cria Evan.
Brisco se mit à courir en rond, le ballon à la main, le lâcha, chercha aussitôt à shooter dedans mais le rata, perdit l’équilibre et tomba. Ce qui ne l’empêcha pas de réessayer, dès qu’il se fut relevé en riant.
Cohen profita de son éloignement pour demander à Evan ce qui se passait ici, nom de Dieu.
« Je ferais peut-être mieux de la fermer », répondit l’adolescent, dont les yeux bougeaient sans arrêt.
« Allez, insista Cohen. Tu n’as qu’à parler bas. Ça ira. »
Evan regarda une fois de plus au loin, mais finit par se lancer. Tout avait commencé avec Aggie, Joe et cette bonne femme, là, Ava. D’après ce qu’il en savait, lui, ils jouaient les bons Samaritains en recueillant des traînards, ici ou là. Des gens qui rôdaient sur les routes, se terraient chez eux ou ailleurs, et à qui ils proposaient de les emmener en leur promettant à manger et un endroit sûr. Deux ou trois personnes se laissaient parfois convaincre de cette manière. Ils leur donnaient une caravane où s’installer, ils les nourrissaient quelques jours, ils organisaient des séances de prière et prêchaient la bonne parole — ce genre de conneries. Mais ils ne ramenaient jamais que des femmes ou des couples, ils ne tardaient pas à annoncer au type qu’il fallait partir à la chasse, ils l’entraînaient dans les bois, et ils l’abattaient. À ce moment-là, un verrou apparaissait comme par magie sur la porte du mobil-home, et la femme n’allait plus nulle part. Ils avaient des projets pour l’humanité ou quelque chose de ce genre. Aggie était convaincu de ressembler à Dieu ou à Jésus — en tout cas, il s’y comparait. Evan gardait un œil sur Brisco en racontant son histoire. L’adolescent avait le regard de quelqu’un qui en a beaucoup vu en peu de temps, même si sa voix conservait le charme de la jeunesse.
Cohen l’examinait. Des joues creuses, des yeux durs.
« Et vous ? Où est-ce qu’il vous a trouvés ?
— Pareil que les autres. On était avec mon oncle, mais il a disparu. Alors on marchait sur la route 89, quand ils se sont arrêtés à notre hauteur. On les a accompagnés, parce qu’on ne savait pas quoi faire. Je ne pouvais pas laisser Brisco mourir de faim. Au début, ils étaient super gentils. Mais ils ont fini par nous enfermer, comme tout le monde.
— Il ne t’a pas emmené à la chasse ? »
Evan secoua la tête.
« Pas encore.
— Et la fille ?
— Elle était déjà là à mon arrivée. Elle n’a jamais rien voulu me dire d’autre. »
Cohen se tourna à nouveau vers le cercle. Aggie buvait du café, sans les regarder.
« Et moi ? Pourquoi je ne suis pas mort ?
— Sans doute pour la même raison que Brisco et moi. Il est vieux, il ne peut pas toutes les mettre enceintes tout seul. Joe l’aidait. C’est pour ça qu’il ne veut pas nous tuer. Il veut nous convertir.
— Pour sauver l’espèce humaine. »
Evan haussa les épaules.
« Je suppose. »
Brisco avait manifestement fini par prendre le coup, car il réussit à placer deux ou trois shoots, mais il en avait assez. Il revint en courant lancer le ballon à Evan.
« Pourquoi vous ne vous cassez pas, tous ?
— C’est pas si simple. »
L’adolescent relança le ballon à son frère.
« Je suppose que non, en effet. Dis-moi, elles sont toutes là ? » ajouta Cohen en désignant les femmes d’un petit coup de menton.
La réponse se fit attendre près d’une minute :
« Oui. Sauf Lorna. »
Il secoua la tête en se remémorant cet instant. Les hurlements, le coup de couteau, la seconde d’incrédulité générale. Puis il prévint les garçons qu’il n’allait pas rester.
« Je disais pareil, riposta Evan. Mais j’ai nulle part où aller. Je préfère être vivant ici que mort ailleurs. » Il prit la main de Brisco. « C’est la seule décision que j’aie pu prendre. »
Les deux frères repartirent en direction du cercle.
Cohen les laissa s’éloigner de quelques mètres, avant de les rappeler :