« Hé. » Ils se retournèrent. « Comment elle s’appelle, déjà, la fille ?
— Mariposa. »
Ils repartirent, ils les rappela et, cette fois, quand ils s’arrêtèrent, il les rejoignit, tira de sa poche les minuscules chaussettes et les donna à Evan en lui disant de les remettre à quiconque s’occupait du bébé.
Les femmes vécurent une journée d’appréhension. Joe était parti depuis un certain temps, elles avaient assez de jugeote pour savoir qu’il ne reviendrait pas, et même s’il finissait par revenir, il n’était pas là maintenant. Les forces adverses s’en trouvaient réduites de moitié. Elles ne connaissaient pas le type blessé à la cuisse, mais il se fichait clairement de ce qui arrivait. Il avait l’air aussi absent qu’elles lorsque les cris de Lorna leur avaient annoncé telle une alarme la fin brutale qui les attendait. On s’habitue à tout. Elles en étaient venues à le comprendre et à l’accepter, mais voilà qu’un soleil inattendu se répandait sur terre, que Joe avait disparu, que le nouveau-né luttait pour vivre, que Lorna était morte. Un esprit de révolte grandissait silencieusement en elles. Les regards qu’elles échangeaient le disaient : Ça ne peut plus durer.
Elles faisaient attention à ce qu’elles racontaient quand Ava traînait dans les parages, parce qu’elles l’avaient toujours vue soutenir Aggie. Il leur arrivait de se promener dans les prés ou autour du feu par groupes de deux ou trois en discutant à voix basse, aussi sérieuses que des comploteuses, de grandes timides ou les deux. L’appréhension se lisait sur leur visage, oui, mais il s’y mêlait autre chose. Elles avaient entendu les hurlements dans la nuit. Elles savaient ce que Lorna avait souffert et ce qu’il était advenu d’elle. La lutte contre la douleur, elles s’y étaient préparées, mais elles n’avaient aucune envie d’endurer ce qu’avait enduré Lorna. Elles plissaient les yeux, les muscles des joues crispés, en parlant du moment qui viendrait pour chacune d’elles. La voix prudente, le cœur anxieux, elles disaient sans hésiter que la première délivrance à s’être déroulée en ces lieux devait aussi être la dernière. Et si on fait quelque chose, il faut le faire maintenant. Dieu sait quand on reverra une journée pareille.
En fin d’après-midi, le bleu du ciel disparut. Une pluie fine se mit à tomber, pendant que les lourds nuages gris accumulés au-dessus du golfe en prédisaient davantage. Les discussions s’étaient calmées, mais la communication passait maintenant par des regards et des pincements de lèvres qui exprimaient tous la même opinion. Il est seul, et on ne veut plus de ça. Elles ramassaient du bois, elles rangeaient les branches mortes d’un côté de la remorque de stockage, elles préparaient à manger, elles faisaient la lessive dans des conteneurs en métal argenté, tout cela avec des gestes calculés, mécaniques, en échangeant des coups d’œil sévères, comme si un compte à rebours s’était déclenché dans leur tête.
Assis sur un parpaing posé à la verticale, Cohen tendait sa jambe blessée en avant. Mariposa était venue deux fois s’installer près de lui, mais Aggie l’avait renvoyée deux fois aider les autres.
Au crépuscule, il pleuvait sans discontinuer sur la grisaille universelle. Tout le monde portait de gros manteaux et une capuche. Les heures, les jours, les semaines passées sous la pluie avaient voûté toutes les épaules.
Lorsque Aggie vint lui demander son aide pour accrocher une remorque à une cabine de camionnette, Cohen se leva et gagna en boitillant le pré où étaient garés les véhicules.
Toutefois, un homme seul pouvait parfaitement manœuvrer la remorque-plateau de trois mètres dont il était question. Le blessé resta donc plus ou moins planté près du patriarche, à le regarder faire. La corvée terminée, Aggie se redressa en essuyant la pluie qui ruisselait sur son visage.
« Je te préviens pour que tu le saches, je ferai peut-être un exemple avant la fin de la journée. Ce qui se passe ne me plaît pas. La naissance a provoqué de l’agitation, alors qu’elle aurait dû susciter des réjouissances.
— Il y a eu une mort, répondit Cohen. C’est peut-être ça, le problème.
— Une vie pour une vie, il n’y a pas de quoi se lamenter. Personne ne devrait se lamenter sur un commencement. Mais je vois le désespoir. Et les désespérées ont besoin d’un message. Elles ont besoin qu’on le leur rappelle. Si quelqu’un bouge seulement d’un cil, je le leur rappellerai d’une manière qu’elles ne seront pas près d’oublier. »
Sans répondre, Cohen tira une cigarette abîmée et un briquet de sa chemise.
« Tu ferais mieux de ne pas te croire trop malin non plus, ou tu vas rejoindre ton chien, reprit Aggie en s’approchant de lui. Réfléchis un peu à ta place ici. À ce qui t’a été offert. Regarde un peu mieux autour de toi. Tu verras peut-être autre chose que ce que tu crois voir maintenant. »
Cohen cassa le bout inutilisable de la cigarette, se pencha pour protéger des éléments le morceau restant et l’alluma. Lorsqu’il détourna le regard d’Aggie, il s’aperçut que la remorque contenait deux pelles.
« Qu’est-ce que tu veux faire de ça ? demanda-t-il.
— Creuser. Avec le gamin et toi. Quand il fera noir. »
Il aspira une bouffée de fumée.
« Alors j’ai quelque chose à te dire avant qu’on parte.
— Ah. Quoi donc ?
— Si tu t’imagines que je vais creuser ma tombe, tu n’as qu’à me tuer ici. »
Aggie secoua la tête en riant.
« Seigneur. Il n’est pas question de creuser des tombes. On va récupérer le fric. »
Ce fut au tour de Cohen de secouer la tête.
« Ne me dis pas que toi aussi.
— Un paquet de fric. Personne ne sait combien il y en a. »
Son moignon de cigarette terminé, il jeta le mégot par terre. Il en avait vu et entendu assez sur la chasse au trésor. Des groupes qui s’activaient. Des coups de feu qui fauchaient certains hommes et dispersaient les autres.
Aggie s’écarta un peu de lui, se pencha et tira violemment sur l’attache de la remorque pour vérifier qu’elle tenait.
« Tu vois, reprit-il en se redressant, il te suffit d’additionner deux et deux. Tu te retrouveras avec tout ce dont un homme a besoin.
— Si vraiment tu t’imagines qu’il y a du fric enterré sur la côte, c’est que tu es cinglé. Comme tous ceux qui y croient.
— C’est ce que disent ceux qui ne ne le trouveront jamais.
— Personne ne le trouvera jamais, parce qu’il n’y a rien à trouver. Il faut être fou pour seulement chercher.
— Il faut être fou, hein ?
— Oui, il faut être fou. Comme pour faire ces conneries-là. »
Cohen s’était retourné et englobait d’un grand geste du bras le cercle de mobil-homes.
Les mains sur les hanches, Aggie fronça ses sourcils noirs.
« Il faut être fou ? répéta-t-il.
— Oui. C’est de la merde. »
Aggie hocha légèrement la tête, s’éloigna de quelques pas puis se rapprocha d’autant.
« Plus fou que pour vivre avec des mortes dans une maison isolée ? » demanda-t-il d’une voix lente, mesurée.
La certitude de Cohen s’évanouit. Il avait beau rendre son regard à Aggie, il ne savait pas quoi répondre.
« Je te connais », continua le patriarche, toujours aussi posément. « Oui, je te connais. J’ai tout vu. J’ai lu tout ce que contenait cette enveloppe. J’ai vu où tu habitais. Ce que tu faisais. J’ai mis ses bagues à mon petit doigt. J’ai flairé les mots d’amour que tu gardais dans la boîte, sous le lit. J’ai vu les vêtements de bébé et les robes dans le placard. Ne viens pas me traiter de fou. Tu ne vaux pas mieux que n’importe qui d’autre ici. On peut être fou de bien des manières. Et tu l’es autant que moi. »