Quand il la rejoignit en boitillant et lui offrit une cigarette, elle secoua la tête.
« On ne croirait jamais que tu sais te battre, mais j’ai encore mal à la gorge, dit-il.
— Tu vas nous guider jusqu’à la Limite ? » demanda-t-elle en croisant les bras.
Il tira sur sa cigarette. Réfléchit avant de répondre :
« Est-ce que ça ne fait pas un peu biblique ? Je pense que vous avez eu votre dose.
— Probablement.
— Je suis comme tout le monde ici.
— Pas vraiment. »
Elle laissa ses bras retomber à ses côtés. Les yeux fixés sur ses compagnons, qui pillaient les réserves de nourriture, d’eau et de vêtements. Cohen la regardait. Ce qui le frappait le plus, à cet instant, c’était la jeunesse de cette fille. Elle n’a pas la moitié de mon âge, se dit-il. Pas la moitié.
Aggie brailla quelque chose d’indistinct puis appela très clairement Ava, qui traversait le campement. Elle s’arrêta et se tourna vers lui. Il cria une seconde fois son nom, mais elle jeta un coup d’œil alentour, s’aperçut que Cohen et Mariposa étaient encore dehors, secoua la tête et rentra chez elle.
« Il y a quelqu’un qui m’attend quelque part », affirma Mariposa.
Elle s’était tournée vers Cohen. Ce qui le frappait le plus, à cet instant, ce n’était pas la jeunesse de cette fille, mais quelque chose — dans son expression, dans ses yeux très enfoncés, dans ses lèvres minces — qui contredisait cette jeunesse, quelque chose d’étranger à l’innocence, et elle n’y pouvait rien.
« J’ai de la famille quelque part », continua-t-elle. Il hocha la tête. « Comme toi. »
Il aurait peut-être eu envie de répondre s’il avait su que dire. S’il avait su qui elle était. S’il avait vraiment voulu l’apprendre. Mais il ne voulait pas. Ni s’intéresser à elle ni discuter avec elle de leur vie ou de n’importe quoi d’important. Il se demandait s’il n’allait pas tout bonnement la planter là, quand Brisco dégringola d’une caravane, des canettes de Coca plein les bras. Une des bouteilles lui échappa, il l’expédia d’un coup de pied à Cohen et Mariposa, puis il les rejoignit et leur en tendit une de plus à chacun.
« Y en a plein, expliqua-t-il.
— Quel âge as-tu ? » lui demanda Cohen.
Pour toute réponse, le gamin posa le reste de son chargement par terre, s’essuya le nez sur sa manche, le bras levé, puis haussa les épaules.
« Tu ne sais pas quel âge tu as ?
— Si, je sais.
— Ah. »
Cohen attendit la suite, mais elle ne vint pas. Toutefois, il cessa de se demander s’il n’allait pas laisser Mariposa en plan, car elle lui tourna le dos et s’éloigna. Brisco regagna sa caravane, lui aussi. Le pillage terminé, les femmes s’étaient mises à l’abri.
Le murmure du tonnerre s’éleva à l’ouest, suivi d’un éclair. Cohen baissa les yeux. La pluie s’écrasait dans la boue rouge.
Il s’approcha du mobil-home de Mariposa. Une faible clarté filtrait par la chemise, le drap ou autre rideau de fortune accroché à la fenêtre. Un bloc de béton servait de perron. Quand Cohen grimpa dessus, il se retrouva juste devant la porte, si près qu’il lui aurait suffi de se pencher pour se cogner le nez. On bougeait à l’intérieur. Il posa ses doigts mouillés sur le battant mouillé en se demandant ce que faisait Mariposa. Pourquoi elle était venue à lui comme elle l’avait fait, en pleine nuit, sans mot dire, sans désir, juste venue à lui en silence pour s’allonger près de lui avec une quasi-révérence. Comment avait-il deviné que c’était elle ? Comment, en se réveillant dans le noir et en sentant un corps contre le sien, avait-il su que c’était la fille aux longs cheveux noirs ? Pourquoi n’avait-il pas eu peur et ne s’était-il pas écarté ? Pourquoi avait-il ressenti ce qu’il avait ressenti, et que ressentirait-il une autre fois ? Le même calme, la même impression de sécurité, ou un dégoût et des remords qui le mettraient en fuite ? Les mouvements s’interrompirent dans le mobil-home. Que faisait-elle ? La tête de Cohen s’inclina ; son front s’appuya contre la porte.
« Tu peux entrer », dit la voix de Mariposa.
Il releva la tête.
« Pas de problème », ajouta la voix.
La main de Cohen se décolla de la porte et se rapprocha lentement de la poignée. La foudre étincela, découpant une fraction de seconde l’ombre du visiteur sur le battant.
Il lâcha la poignée, descendit du bloc de béton et recula.
Puis il fit volte-face, gagna la camionnette d’Aggie, prit une des pelles dans la remorque et emprunta l’allée carrossable. La pluie tombait, le tonnerre grondait de plus en plus souvent. Quand il finit par trébucher sur le chien, parce qu’il n’y voyait rien, il s’accroupit pour grattouiller la tête trempée. Le corps était raide et froid. Cohen alla creuser à l’écart du chemin gravillonné, à un endroit où la terre imbibée cédait facilement. Dès que le trou fut assez gros, il y déposa le cadavre puis le recouvrit de boue et de cailloux. Je suis désolé de t’avoir entraîné dans cette histoire, déclara-t-il ensuite, la tête basse. Un simple « Amen » mit un point final à l’enterrement.
Il reprit la pelle, parcourut une dizaine de mètres puis se remit à creuser, creuser et creuser encore, malgré l’eau qui ruisselait dans la dépression. Passé la couche superficielle, le travail devint plus facile, mais il fallut tout de même près d’une heure à Cohen pour se retrouver dans un trou à la fois assez long et assez profond, où il disparaissait presque jusqu’à la taille. Il jeta la pelle de côté, se hissa sur l’herbe et regagna le campement par l’allée gravillonnée. Toutes les lumières s’étaient éteintes, sauf celle de la fille. Il essuya sur son pantalon mouillé ses mains douloureuses, pleines d’ampoules, retourna à la caravane de Lorna et y chercha une couverture à tâtons, sans refermer la porte, heureux de la nuit noire qui lui dissimulait la jeune morte. Une fois la couverture étendue près du corps, il le fit rouler dessus puis l’en enveloppa avec soin, en veillant à dissimuler la tête et les pieds, comme pour préserver autant que possible la dignité de la défunte. Elle était plus lourde qu’il ne l’aurait cru, mais il réussit à la soulever en lui passant les bras sous les genoux et les épaules, puis il ressortit avec elle sous la pluie. La lumière de Mariposa s’était éteinte.
Elle le regardait pourtant, du coin de sa fenêtre.
Lorsqu’il disparut à nouveau dans le noir, elle alluma une bougie puis se pencha sur le sac plastique posé par terre. Il contenait les robes d’Elisa, qu’elle étendit sur son matelas. Trois d’entre elles. Une noire très décolletée à manches longues ; un imprimé pastel fleuri, bleu et rose, qu’on imaginait bien par un beau dimanche de Pâques, accompagné d’un bonnet en dentelle ; une robe d’été blanche. Mariposa recula pour les admirer. Évoqua les endroits où elles avaient été portées. Les occasions. Les mains de Cohen aidant sa femme à s’en dévêtir. Elle s’appuya le menton sur la main, attitude chez elle révélatrice — elle venait de prendre une décision. Un dernier instant de réflexion, puis elle commença à se déshabiller. Quelques secondes plus tard, elle se tenait, nue, dans la clarté de la bougie. La chair de poule avait gagné ses bras et ses jambes. Elle ramassa la robe noire et l’enfila.
23
L’épreuve qui avait frappé Aggie ne lui laissait d’autre recours que de penser. Ce qu’il fit. Il pensa aux nuits moites de l’église moite où les serpents moites se tordaient le long de ses bras, autour de son cou et à sa taille, pendant que l’orgue ronflant accompagnait les chants et les hurlements des fidèles. Il pensa à leur émotion — les hommes voulaient lui serrer la main, les femmes le voulaient pour berger, et il était leur berger à tous, il les menait sur le chemin, il aimait la manière dont ils acquiesçaient à tout ce qu’il leur demandait. Il pensa aux poings qui s’écrasaient sur son visage dans les bars, à l’excitation du whisky, aux nuits d’été et de prison, au carré de ciel noir semé d’étoiles qui lui donnait l’impression de se trouver au fond d’un puits.