Il pensa à l’évacuation anarchique, à la plénitude puisée dans la sensation d’être vivant au cœur de la panique. Il pensa au jour de son enfance où le type qui vivait avec sa mère l’avait violemment plaquée au mur, et au couteau que, plus tard, le petit Aggie avait planté dans la jambe de ce type, endormi sur le canapé ; au bruit qu’avait lâché le blessé quand la lame s’était enfoncée. Il pensa au travail que lui avait imposé la création de la communauté, aux cris du nouveau-né, à la pureté du soleil levant à l’horizon, après la tempête. Assis par terre, attaché à la bétaillère, abandonné à la pluie comme une vulgaire souche d’arbre, il s’imagina que le tonnerre l’appelait, que l’immensité s’adressait à lui dans une langue qu’il était seul à comprendre. Ruisselant, dégoulinant, l’oreille tendue au tonnerre, les bras douloureusement écartés, il s’interrogea. Que peut-on leur donner de plus ? Que peuvent-ils désirer de plus ? C’est toujours comme ça. Ils Lui ont fait pareil. Il leur donnait tout ce qu’ils désiraient, tout ce dont ils avaient besoin, Il leur montrait la voie vers Sa gloire, et ils L’ont torturé, ils Lui ont craché dessus, ils L’ont regardé saigner, encore et encore. Et moi, je suis là, alors que tout ce que j’ai fait, c’est les protéger, les nourrir, les abriter. Tout ce que j’ai fait, c’est leur montrer la voie à travers les tempêtes, en berger attentif à son troupeau. Et maintenant, je peux bien hurler dans le noir, tout le monde m’entendra, mais personne ne viendra. Personne. C’est toujours comme ça. Ça ne changera jamais.
Il pensa à la manière dont l’histoire se terminerait, à ses espoirs et ses deuils. Ces pensées lui faisaient presque l’effet d’appartenir à un autre homme, qui avait eu une autre vie.
Depuis que Charlie avait entendu parler de l’argent enfoui, il se désintéressait de son camion, de ses livraisons sous la Limite, des petits bénéfices que lui rapportaient ses petites transactions. Au début, il avait rangé cette histoire dans la catégorie des prédictions ridicules qui circulaient sur la côte depuis des années. Les tempêtes ne s’interrompraient pas, elles ne feraient qu’empirer. Elles se prolongeraient des années. Le gouvernement envisageait de tracer une Limite à la con que nul ne serait plus censé franchir. Ça semblait tellement délirant, à l’époque. N’empêche que ça s’était réalisé. Et cette histoire d’argent enfoui lui faisait exactement le même effet que les autres contes de bonne femme qui avaient fini par se concrétiser. Elle semblait tellement bizarre qu’elle ne pouvait qu’être vraie. Alors pas question de se laisser bousculer par une bande de péquenauds aux camionnettes pleines de pelles, de pioches et de glacières de bière.
Charlie avait passé deux ans à interroger tous les gens qu’il connaissait assez pour les interroger, en essayant de déterminer exactement qui avait dit quoi. Ces derniers temps, un ancien employé de casino avait admis à la télé avoir donné l’ordre d’enterrer quelques coffres. Sans se poser trop de questions, parce que personne ne pensait que les tempêtes dureraient aussi longtemps, que la Limite serait maintenue aussi longtemps. Le type interviewé avait le visage flouté, la voix altérée, il n’avait pas donné de détails sur son ancien lieu de travail — Bay St. Louis, Biloxi, Gulfport ou autre —, mais il affirmait que l’argent était là, quelque part, dissimulé près d’un casino. Il ne savait pas à combien s’élevait le pactole, il pouvait juste dire qu’il y avait des millions, dix ou quinze, minimum. Il avait cessé de compter à un moment, en entassant les billets dans les coffres.
Telles étaient les pièces du puzzle rassemblées par Charlie au cours de ses conversations téléphoniques, les on-dit qui s’étaient répandus à travers toute la région à la vitesse d’une fusée. Des images de trésor enfoui dansaient dans la tête de ceux qui croyaient posséder les moyens de se lancer à la recherche du magot — des rêveurs mal équipés, pour la plupart, inconscients des risques qui les attendaient sous la Limite.
Charlie en était bien conscient, lui. Il connaissait les routes. Il disposait de la force brute nécessaire. De l’armement. Il avait les moyens. Et les couilles.
Contrairement à d’autres, qui avaient tout perdu, c’était un célibataire sans enfant dont les amis avaient été évacués, à moins qu’ils ne soient morts auparavant. Il avait vendu sa maison et ses terres aux autorités dès leur première offre — misérable —, dans le seul but de disposer des liquidités nécessaires pour se préparer au nouveau monde et au rôle qu’il allait y jouer. L’effondrement graduel avait nourri ses talents d’arnaqueur et de négociant. Le retour à l’ordre naturel, où le crédit n’existait pas, lui avait apporté une satisfaction certaine. Finis, les remboursements planifiés. Place à la simplicité : Ai-je quelque chose d’utile, et combien est-on prêt à me l’acheter ? Un système où il prospérait. Qui lui donnait un but.
Le tractopelle dont il était devenu propriétaire aiguisait ses attentes et son obsession. Quand il expliqua à son équipe qu’ils allaient maintenant se concentrer sur la recherche du magot enfoui, il n’eut aucun mal à vendre son histoire, car éloigner les pillards potentiels du camion était de plus en plus pénible et fatigant. Il prévint les gardes que ça risquait de chauffer un peu. Qu’ils pouvaient envisager de tirer d’abord et poser des questions ensuite. Que la même philosophie leur serait appliquée. Que le tractopelle ferait des envieux. Qu’on avait tué des tas d’enfoirés pour cent dollars, sans parler d’un million. Qu’il fallait s’attendre à tout. Qu’ils y gagneraient au bout du compte des centaines de milliers de dollars. Cela dit, il n’eut rien à ajouter.
Charlie et compagnie commencèrent par la portion est de la côte. S’il était possible d’identifier le terrain d’un casino et d’y creuser, ils creusaient. Charlie conduisait le tractopelle, pendant que ses sbires ouvraient l’œil, disposés en cercle, le doigt sur la détente. Dès qu’il avait obtenu un trou assez profond, il se déplaçait. Un autre trou, un autre déplacement. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que les alentours ressemblent au territoire d’une colonie de taupes géantes surpuissantes. Les débuts se révélèrent monotones et vaguement agaçants, car la pluie refusait de s’interrompre pour laisser œuvrer l’équipe, mais lorsqu’elle progressa vers l’ouest, la multiplication des chercheurs de trésor et les échanges de coups de feu subséquents apportèrent un peu d’animation.
Plus Charlie creusait, plus ces mises en garde sonores se banalisaient. Jusqu’au jour où les balles percutèrent le tractopelle et les flancs du camion. À partir de là, le dialogue amical se transforma régulièrement en feu roulant. Le danger croissant décida Charlie à travailler de nuit, sous le feu des projecteurs, mais il faillit y passer avec tous ses hommes dès la première fois : la lumière qui les éclairait en faisait des cibles idéales, aveuglées au point de ne pas voir qui les attaquait ni de quelle direction.
Il n’en continua pas moins à creuser le long de la côte. Ses hommes n’en continuèrent pas moins à esquiver et à riposter. L’afflux des parties intéressées ne faisait que le conforter dans sa certitude qu’il y avait bien un trésor, quelque part dans le coin. Il y croyait. C’était une évidence. Et, comme la plupart des chasseurs de trésor du cinéma ou de la littérature, il était décidé à trouver ce qu’il cherchait ou à perdre la vie dans sa quête.