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24

La pluie ne faiblit pas de la journée. Rien ne bougeait dans le campement, si on oubliait les quelques allées et venues nécessaires pour aller chercher à boire ou à manger dans la remorque aux provisions. Un cri haut perché de nourrisson dominait parfois le bruit de l’eau. Ava avait pris le nouveau-né en charge, car c’était la doyenne du groupe, avec ses mains et ses pattes d'oie, malgré ses mouvements décidés, son dos droit et ses épaules dégagées de jeune scout. Elle savait où se trouvaient les biberons, le lait infantile et les couches, parce qu’elle avait aidé Aggie à les ranger. Elle s’affairait sous la pluie à puiser dans les fournitures pour bébé, à apporter à boire à Brisco, à aider ses compagnes à ouvrir les boîtes de conserve ou couper les pommes en tranches quand elles avaient faim. Elle qui avait appartenu au camp d’Aggie appartenait manifestement à celui des femmes, maintenant qu’on l’avait obligée à trancher la question de vie ou de mort. Elle portait un ample jean d’homme, aux jambes roulées jusqu’à mi-mollets, deux sweat-shirts et un bandana bleu déteint qui disciplinait les longues mèches gris-noir tombant jusque dans son dos.

Chaque fois qu’elle circulait entre les caravanes, Aggie l’appelait, mais elle ne lui prêtait aucune attention. Elle lui cria même une fois de la fermer.

À l’approche du soir, quand la pluie se calma, Evan fit du feu. Les femmes sortirent, s’étirèrent, se passèrent le bébé. Nadine fut la première à remarquer la tombe de Lorna, s’en s’approcha et se figea juste devant, les bras croisés. Elle contempla la terre trempée puis l’horizon ardoisé, avant de rejoindre les autres près du foyer.

Une demi-heure plus tard, les flammes brûlaient haut et clair. Les anciennes prisonnières s’étaient installées autour, fortes de leur liberté toute neuve, une assiette pleine sur les genoux. Des boîtes de conserve vides jonchaient la boue : haricots secs cuisinés, patates douces, maïs — ce qui leur faisait envie. Certaines buvaient de la bière, d’autres du Coca. Certaines fumaient. Toutes pensaient au lendemain. Les clés des véhicules et des caravanes étaient posées sur une table, un vote ayant abouti à la conclusion qu’il n’y aurait plus de gardien des clés.

Kris porta un biberon à la bouche du bébé, qu’elle tenait dans ses bras, mais il s’agita en pleurant au lieu de téter.

« Ce qu’il lui faut, c’est un sein, un vrai », décréta Nadine.

Elle avait le front balafré, le menton pointu et de longues jambes, gainées d’un pantalon enfoncé dans de grosses bottes à lacets noirs.

« Peut-être, mais il n’en aura pas. » Kris, elle, avait les yeux très rapprochés, de petites mains et un ventre impressionnant, car elle était enceinte de six mois. « En tout cas, pas un sein qui puisse lui faire le moindre bien. »

Après avoir posé le biberon par terre, elle porta cette fois le petit doigt à la bouche du nouveau-né, qui se mit à téter, les yeux clos, et s’endormit presque aussitôt.

« Les miens n’en ont jamais voulu », dit soudain Ava, qui mangeait des haricots verts à même la boîte en sirotant du café.

« Les tiens ? Tu as des enfants ? demanda Nadine, assise en tailleur.

— Quelque part. Deux garçons. Je n’en ai pas entendu parler depuis… oh, une vingtaine d’années, par là.

— Nom de Dieu ! Moi qui croyais détester ma mère… Mais je savais au moins me servir du téléphone. »

Sous ses cheveux blonds très courts, mal coupés et sales, son léger bec-de-lièvre rappelait les grimaces des joueuses de roller derby dans les fêtes foraines.

« Je n’ai jamais dit qu’ils me détestaient, protesta Ava. Juste que je ne savais pas où ils étaient.

— C’est pareil », trancha Nadine.

La vieille femme haussa les épaules, les yeux fixés sur ses mains ridées, tavelées de brun.

« Peut-être. »

Kris, qui fredonnait une berceuse au bébé endormi, s’interrompit le temps de dire :

« Aggie a passé un temps fou à t’appeler, lui.

— C’est vrai, renchérit Nadine. Tu n’es pas allée le voir, je suppose ?

— C’est fini, assura Ava en secouant la tête. Je vous l’ai déjà dit.

— Ça ne nous gêne pas que tu nous le redises.

— Si ça vous amuse. Je veux partir, comme tout le monde.

— Elle est passée près de lui, je l’ai vue », dit Kris à Nadine.

Nadine jeta un coup d’œil en coin à Ava, mais ne fit aucun commentaire.

Le vent croissait, secouant le feu, emportant dans les prés gobelets et serviettes en papier. Le brûleur du réchaud s’éteignait sans arrêt sous la cafetière, que Cohen s’obstinait à laisser dessus. Quand Mariposa proposa d’installer l’appareil dans sa caravane, pourtant, il secoua la tête en disant qu’il avait bu assez de café. Enfin, il se leva et s’approcha de Kris.

« Je peux le tenir un moment ? »

Elle posa sur lui un regard surpris.

« Tu as déjà tenu un bébé ?

— Il ne va pas le casser, intervint Nadine.

— Non, jamais », avoua Cohen.

Dès que Kris se leva, il lui présenta un bras plié, sur lequel elle posa son minuscule fardeau. Il ajusta vaguement la position du nourrisson, sidéré par sa petitesse et sa légèreté, l’enveloppa de l’autre bras et se mit à le bercer.

« C’est facile, quand ils dorment, dit Ava.

— Fichez-lui la paix », lança Mariposa.

Le bébé avait les yeux et le menton plissés. Son nez ronflait à chaque expiration. Cohen fit quelques pas, contournant prudemment le feu et le groupe qui l’entourait, puis il continua son chemin hors de la clarté des flammes, hors du cercle des femmes et de celui des mobil-homes, jusque dans le pré obscur. Là, il lui devint plus facile de faire comme s’il portait une petite fille, comme s’il marchait dans la nuit de ses propres terres, comme si la lumière du feu était celle de sa maison.

En revenant, il redonna le bébé à Kris et se rassit. Des cris et des hurlements s’élevaient dans les bois environnants. Aggie réclamait à boire ou à manger presque toutes les demi-heures, mais personne n’y prêtait plus d’attention qu’aux bêtes sauvages.

Lorsque le tonnerre et la foudre se joignirent au vent, ils comprirent qu’il était temps de rentrer. Mais, avant de se séparer en allant se coucher, ils décidèrent de partir le lendemain matin avec le nécessaire et de gagner la Limite. Cohen fit le tour des camionnettes pour vérifier si elles démarraient ; deux sur quatre se révélèrent en état de fonctionnement. Deux pick-up, plus sa Jeep. Les recherches auxquelles il se livra ensuite avec Evan leur permirent de dénicher quelques jerrycans d’essence, dont certains n’étaient pas tout à fait vides. Ils entasseraient provisions et fournitures dans la remorque d’une des camionnettes, alors que la Jeep ne transporterait que Cohen. Quand il expliqua aux femmes ce qu’il en était de Charlie et de ses tournées, elles estimèrent qu’il valait mieux aller voir s’il traînait dans le coin avant de foncer vers le nord. Sans ça, ils n’auraient pas assez de carburant.

Elles allèrent se coucher en emmenant le bébé et Brisco, pendant que Cohen et Evan restaient sur le pont à tout vérifier en se demandant ce qu’il fallait emporter. Le mobil-home d’Aggie contenait largement de quoi se protéger, car le lavabo et la cuvette des toilettes, arrachés, avaient libéré un petit espace où étaient entassées des armes et des boîtes de munitions. Cohen repéra dans le tas sa carabine à canon scié, au fût barbouillé de son sang, la ramassa et la passa à Evan en lui disant de la poser sur le lit. Il se mit ensuite à fouiller dans le reste du stock. Fusils à pompe, carabines, pistolets semi-automatiques. Chaque fois qu’il prenait une arme, il s’en imaginait la provenance. Où les deux hommes l’avaient trouvée, à qui elle avait appartenu, comment ils s’en étaient emparés. Il demanda à Evan s’il savait tirer. Il suffit de viser et d’appuyer sur la détente, répondit l’adolescent.