À présent, il regardait Charlie. Le bas du pantalon toujours rentré dans les bottes. Toujours en train d’arnaquer ses clients. Toujours l’homme à contacter.
« Je viens de te dire que je n’ai pas de rallonge électrique, aujourd’hui. Il va falloir attendre la prochaine fois », disait-il au type ventru, qui le fixait d’un air sidéré.
Charlie avait remonté ses lunettes sur son crâne. Son visage buriné trahissait l’homme qui avait travaillé sa vie entière à l’extérieur.
« Et dans cette boîte-là ? » demanda le gros, le doigt tendu.
« T’es sourd ou quoi ?
— Je suis pas sourd, mais je sais que t’en as. T’en as toujours.
— J’en ai toujours au départ, mais je m’arrête ailleurs en chemin. J’en avais en partant, c’est sûr, seulement je les ai vendues. C’est un miracle qu’il me reste quelque chose quand j’arrive ici, bordel. Tu comprends, oui ? » Le type secoua la tête. Tira sur le bas de sa chemise. « Bon, tu as besoin d’autre chose ? » reprit Charlie, la tête inclinée vers lui.
« Donne-moi des lanternes et des piles.
— Combien ?
— Trois.
— Trois lanternes ou trois piles ?
— Trois lanternes, assez de piles pour les trois et quelques-unes en plus. Allez, Charlie.
— Arrête avec tes “allez, Charlie”. C’est pas si compliqué de me dire du premier coup ce que tu veux. J’ai pas toute la nuit. »
Charlie se pencha vers une boîte pleine de lampes de camping, en prit trois qu’il tendit au type puis tira de sa poche arrière un sachet plastique, où il fourra les piles LR20 prélevées dans une autre boîte. Après avoir remis le sac à son client, il passa quelques secondes à compter sur ses doigts en marmonnant.
« Cinquante dollars, annonça-t-il finalement.
— Seigneur.
— Je voulais dire, quatre-vingts.
— Cinquante, ça ira. N’essaie pas de me la faire. »
Le type posa le sachet, déboutonna la poche de sa chemise et en tira deux jetons de poker.
« Qu’est-ce que c’est que ça, bordel de merde ? » s’exclama son interlocuteur en secouant la tête, exaspéré. « Tu crois que le foutu guichet, là, est ouvert et que je vais pouvoir les changer ?
— Ils valent cent dollars pièce.
— Dans quel monde ? Où est-ce que tu as vu ça, hein ? »
Les gardes et les clients de la file se mirent à rire. Ils n’en perdaient pas une miette.
« T’as qu’à aller à Tunica, dit le type. Tu dois pouvoir t’en servir, là-bas.
— À Tunica ? Tunica est à l’eau.
— À Las Vegas, alors. Ou ailleurs.
— C’est ça, ouais. Ouais, ouais, j’vais aller à Vegas. Pas de problème, ils me donneront deux cents dollars pour deux vieux jetons de merde du casino de Gulfport, le trou du cul du monde. Sans parler de ce que ça va me coûter d’aller à Vegas. J’vais dépenser trois cents balles pour en gagner deux cents. Nan, attends, j’vais juste leur envoyer les jetons par la poste, ils n’auront qu’à m’expédier mon blé par retour de courrier. »
Le type remit ses jetons dans sa poche et regarda ses pieds. Il se mordit l’intérieur de la joue.
« J’ai pas de fric, ce coup-ci. J’ai rien du tout. »
Charlie se posa les mains sur les hanches, tourna en rond quelques secondes puis se retourna vers lui.
« J’suis pas la Croix-Rouge ou un organisme de crédit. Si tu veux quelque chose, tu m’files du fric ou un truc valable en échange. T’as ni l’un ni l’autre. Rends-moi la marchandise. »
Sans attendre que le client obtempère, il lui prit les lanternes des mains et ramassa le sachet posé à ses pieds. Deux des lampes regagnèrent leur boîte, mais il lui rendit la troisième, en y ajoutant deux lots de piles prélevés dans le sac plastique.
« Prends ça et casse-toi. Et t’as intérêt à me payer la prochaine fois, compris ? »
Le type acquiesça, tourna les talons et redescendit la rampe d’accès en métal.
Charlie se posta tout au bord.
« Si quelqu’un d’autre ici n’a ni de quoi payer ni rien à échanger, il s’en va. Je croyais que tout le monde savait ça. »
Deux hommes sortirent de la file et s’éloignèrent.
Il les suivait du regard quand ses yeux se posèrent sur Cohen, à qui il fit signe d’approcher.
« Viens donc, Cohen. T’as pas à attendre.
— Alors là, jamais de la vie, protesta le vieillard à la pancarte. Moi, je m’suis usé les semelles quelque chose de bien pour venir !
— Vire-moi cette pancarte débile et ferme-la. Tu vas te balader longtemps avec ça ?
— Aussi longtemps que j’en aurai envie.
— Ça ne veut rien dire du tout.
— C’est pas la question. J’en ai marre de rester planté sous la pluie.
— Tu peux danser, si tu veux. »
Cohen remonta la file, posa ses jerrycans vides à l’arrière du camion, monta la rampe et serra la main de Charlie. Lequel considéra son profil.
« Tu t’coupes toujours les cheveux tout seul, à c’que j’vois.
— Ma coiffeuse est en vacances.
— Pareil. Mais j’me donne un mal fou pour venir ici. J’arrête jamais. Ta maison tient toujours ?
— Toujours.
— Quand ton père l’a construite, je savais qu’il faudrait au moins l’apocalypse pour la foutre en l’air. Ce bon vieux Jimmy Smith et moi, on s’est payé sa fiole parce qu’il triplait la charpente, mais il était comme le troisième petit cochon, il faisait à son idée, point final.
— Je sais. Ma mère rêvait d’un étage, mais il n’en a jamais voulu non plus.
— Eh non. Ta baraque, ton chien et toi, vous êtes pires que des cafards. »
Ils s’enfoncèrent dans le camion. Cohen parcourut du regard les boîtes ouvertes posées sur le plancher, séparées par une allée centrale. Un petit tractopelle occupait l’avant de la remorque.