« Sans doute, acquiesça Cohen. Et Mariposa ? Elle sait ? »
Il se rappela alors la manière dont la métisse avait dit au garçon de le tuer, Vas-y, tue-le. Confier un flingue à cette fille n’était peut-être pas une bonne idée, en fin de compte. Pas avant de savoir dans quel camp elle se rangeait.
Il prit un fusil de chasse — un calibre.12 —, donna une carabine à son compagnon puis glissa deux pistolets dans les poches de son manteau. Evan partit à sa demande chercher un sac où ranger les munitions.
Ils passèrent ensuite en revue les caravanes de fournitures. Des caisses vides leur permirent de rassembler des conserves, du café et des bonbonnes d’eau, plus des couches et quelques boîtes de lait infantile. Evan alla ranger le tout dans la remorque d’un des pick-up, pendant que Cohen continuait l’inventaire. Cigarettes, packs de bière, charbon de bois, couvertures, oreillers, papier toilette, serviettes. Il remplit une demi-douzaine de caisses supplémentaires, qu’Evan emporta à leur tour, puis il retourna s’asseoir près du feu avec une canette de bière. Quand l’adolescent le rejoignit, il lui en donna une à lui aussi. Le vent réduisait presque les flammes à néant et charriait un flot ininterrompu d’étincelles orange.
Ils restèrent assis là, tranquilles, à boire leur bière en écoutant les crépitements du feu et le bruit du vent. Il y avait dans ce calme naturel quelque chose que Cohen n’aurait voulu quitter pour rien au monde. C’était un silence humble. Honnête. Parfaitement pur, voilé de nuit.
« Tu crois qu’on va y arriver ? » demanda Evan au bout d’un moment.
Cohen lui sourit. Tourna et retourna sa canette entre ses mains.
« Je ne vois pas pourquoi on n’y arriverait pas. »
Evan passa une main sur son visage lisse puis se pencha en avant, les coudes sur les genoux, le regard perdu dans le feu. Des reflets rouges dansaient au fond de ses yeux.
« Je veux dire : si on y arrive, qu’est-ce qu’on fera ?
— Ce n’est peut-être pas si terrible.
— Peut-être. Tu crois qu’il reste des routes pour y aller ?
— Si ça se trouve, on va juste débouler sur l’autoroute et arriver en deux heures, comme au bon vieux temps. »
Cohen se leva et se mit à tourner en rond autour du feu, dans l’espoir d’empêcher sa jambe de se raidir. Il se rassit, vida sa canette et en prit une autre. Evan contemplait toujours les flammes.
« On ne risque pas d’aller vite, reprit Cohen. Je ne sais pas ce qu’il reste comme routes. A priori, il va pleuvoir en permanence. Et il n’y a pas que des flèches dans le groupe.
— Il y a le bébé, aussi.
— Oui, il y a le bébé.
— Quel effet ça fait, de le porter ?
— C’est super », répondit-il, à la réflexion. « Ça donne l’impression de vraiment tenir quelque chose. »
Evan souffla sur ses mains puis les tendit vers le feu.
« De toute manière, personne n’irait faire de mal à une bande de gonzesses. »
Cohen le regarda. En se demandant que dire. Il aurait voulu que l’adolescent ne doute pas de pouvoir arriver à la Limite… tout en ayant conscience de ce qu’il serait peut-être obligé de faire pour l’atteindre. La réponse finit malgré tout par venir :
« Les hommes d’ici ne sont pas du genre auquel tu penses. Ils auraient sans doute plus envie de faire du mal à une bande de gonzesses qu’à n’importe qui d’autre. Et quand on fait du mal à quelqu’un, c’est qu’on sait déjà qu’on peut. Le monde est comme ça, et depuis toujours, si tu veux mon avis.
— Bon, dit Evan.
— Quoi, “bon” ?
— Les hommes d’ici sont exactement du genre auquel je pense.
— Où est passée ta mère ? s’enquit Cohen en posant sa bière pour allumer une cigarette.
— Et la tienne ?
— Au paradis ou en enfer.
— La mienne aussi. » L’adolescent jeta sa canette vide au feu et se radossa. « Qu’est-ce qu’on est censés faire, là-bas ?
— Je n’en sais rien. » Cohen secoua la tête. « Mais on ne peut plus vivre ici.
— Pourquoi tu es resté ? À cause de ta femme ? »
Un petit rire lui échappa.
« À cause de ma femme. On peut dire ça, oui. Ma femme.
— Elle est morte ?
— Oui. Depuis un moment. Avant que ça commence. »
Evan réfléchit une seconde, manifestement perplexe, puis répéta :
« Alors pourquoi tu es resté ?
— Pourquoi, fit Cohen en écho. Oui, pourquoi. » Il se redressa et regarda autour de lui. Dans la nuit d’encre qui s’étendait au-delà des prés. « Tu comprendras sans doute un jour, dans bien longtemps. Dans bien longtemps, tu comprendras sans doute qu’on emporte parfois partout où on va quelque chose qui ne peut en aucun cas être réel, mais qui a autant de consistance qu’un sac de ciment attaché aux épaules. C’est là en permanence, c’est horriblement lourd, on ne peut pas s’en débarrasser. Et maintenant, va savoir pourquoi, c’est fini. »
Il se radossa et allongea ses jambes devant lui.
Evan se leva, prit une bière dans le pack puis se rapprocha du feu.
« Qu’est-ce que tu feras, une fois là-bas ? »
Je ne sais pas, pensa Cohen.
« Je ne sais pas, dit-il tout haut.
— J’ai la nette impression que ça va t’accompagner. »
Il considéra l’adolescent. Si mince, si jeune, si responsable.
« Tu t’occupes vraiment bien de ton frère. »
Evan retourna s’asseoir sur sa chaise.
« Tu te tracasses pour quelqu’un qui n’est pas là. Au moins, rien ne peut plus lui arriver. Rien ne peut plus lui faire de mal. Moi, mon sac de ciment me tourne autour, il a faim, il a froid, il pleure quand il a peur, il se cramponne à ma jambe. »
Cohen soupira. Evan comprenait tellement bien pour son âge.
« Tu avais déjà bu de la bière, avant ?
— Une seule.
— Tu en es à combien ?
— Deux. »
Quelques minutes plus tard, l’adolescent se leva et regagna sa caravane. Cohen continua à boire en solitaire. À penser à ce qui avait été et à ce qui allait être. À sa bande de réfugiés dépenaillés. À tuer Aggie, juste pour voir ce que ça faisait de tuer un autre être humain. Parce qu’il avait la nette impression qu’il serait obligé d’en arriver là avant la fin de cette histoire.
Cette nuit-là, une douleur aiguë poignarda Kris dans le dos. Elle eut beau chercher une position plus confortable en se tournant et en se retournant sur le matelas, elle souffrait tant qu’elle finit par réveiller Nadine, qui dormait de l’autre côté du bébé.
« Je vais mourir, annonça Kris.
— Mmmh hein ? » marmonna Nadine. Elle s’assit et se frotta le visage.
« J’ai une crampe qui me prend tout le dos et qui me remonte sur les côtés. »
La respiration de Kris était étonnamment bruyante.
Nadine se leva et fit le tour du matelas pour venir lui prendre les mains. Kris réussit aussi à se lever, avec son aide. Un gémissement lui échappa, mais ni le bruit ni le mouvement ne réveillèrent le nourrisson, emmailloté dans sa couverture. Nadine soutint sa compagne jusqu’à la porte, puis à l’extérieur, où elle ne put retenir des geignements sonores et finit par se plier en deux.