« Au moins, il a arrêté de pleuvoir deux secondes », observa Nadine.
Elle alla chercher une chaise, sur laquelle Kris s’installa avec précaution, les jambes allongées, les mains pressées des deux côtés du ventre.
« Eh merde », reprit Nadine.
Elle aurait voulu se rendre utile, mais elle ne savait absolument pas quoi faire. Alors elle se mit à tourner en rond devant la malade comme pour la distraire, en se frottant les mains et en regardant le feu vaincu, elle s’arrêta, elle trépigna quelques secondes sur place.
« Oooh, Seigneur », gémit Kris, son épaisse chevelure ébouriffée par le vent.
« Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda Nadine en s’agenouillant à ses pieds.
— Ça me prend tout autour du corps, on dirait que quelqu’un me serre dans un corset. Oh, bordel.
— Tiens-moi les mains.
— Oh, bordel. »
Leurs mains froides se joignirent. Nadine eut l’impression qu’un véritable étau se refermait sur les siennes. Kris grimaçait, grommelait, son visage rond se crispait, ses gémissements dévoilaient ses dents, ses jambes courtaudes décollaient légèrement de terre chaque fois que ses doigts se tétanisaient, sa chevelure embroussaillée lui donnait l’air d’une folle.
« Tiens bon, ma puce !… »
Nadine continua à l’encourager et à lui dire de se cramponner — sans savoir à quoi —, pendant que Kris lui serrait les mains de plus en plus fort, en proie à une sorte de crampe géante. Elle finit par pousser une plainte prolongée d’animal agonisant dans les bois, Nadine la supplia de ne pas craquer, la lâcha et alla se poster derrière elle pour lui masser les épaules, mais Kris lui reprit les mains et se remit à les serrer de toutes ses forces. Autant la laisser faire. De longues minutes s’écoulèrent avant que la douleur se calme un peu, que les gémissements s’estompent, puis que vienne l’apaisement total.
« Nom de Dieu ! » s’exclama Kris.
Exaspérée.
Nadine la lâcha, une fois de plus, et lui écarta les cheveux du visage. Elle avait le front moite.
« Laisse-moi te couper tout ça », proposa Nadine.
Kris secoua la tête. Se contraignit à ralentir sa respiration.
« Pour que je te ressemble ? Tu es encore plus mal coiffée que Brisco. »
La porte d’un mobil-home s’ouvrit, dans leur dos. Cohen sortit en enfilant son manteau. Le rayon de sa torche se posa sur les deux femmes.
« Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit-il en les rejoignant.
— Elle a mal, répondit Nadine.
— Comment ça ?
— Horriblement », précisa-t-elle avec un haussement d’épaules.
Il demanda des détails à Kris, qui essaya de se redresser sur sa chaise pliante. Nadine s’empressa de lui prêter main-forte.
« Je ne sais pas, commença Kris. J’ai eu des sortes de crampes. Ça m’a prise dans le dos, on aurait dit que quelqu’un me donnait des coups de coude du haut en bas, et puis ça s’est propagé dans le reste du corps. »
Cohen regarda Nadine, qui regarda Cohen. Ils attendaient l’un et l’autre une idée utile, qui ne venait pas.
« C’est la première fois ? » finit par demander Cohen.
Kris hocha la tête.
« Il faut absolument qu’on se tire de là, déclara Nadine.
— C’est vraiment passé, maintenant ? » demanda encore Cohen.
Nouveau hochement de tête.
Le bébé se mit à pleurer, dans la caravane des deux femmes.
« Je vais le chercher », annonça Nadine en s’éloignant.
— Il y a un biberon, quelque part », lui cria sa compagne.
Cohen pêcha une cigarette dans la poche de son manteau, l’alluma, regagna son mobil-home puis en revint avec une bouteille d’eau, qu’il tendit à Kris. Elle avait l’air d’aller mieux, pour l’instant. Il tira sur sa cigarette pendant qu’elle buvait, que le bébé pleurait et que les rares braises restantes sifflaient tout bas.
« Tu as envie d’autre chose ? s’enquit finalement Cohen.
— Non. Je veux juste rester assise sans bouger. »
Il termina sa cigarette, jeta le mégot, s’approcha du foyer et ajouta deux branches aux braises. Mais ils eurent beau les regarder quelques minutes, seul un filet de fumée s’en éleva.
« Comment elle s’appelait ? » demanda Kris. Cohen leva les yeux vers elle, se racla la gorge, cracha. Sans répondre. « La plupart des gens ont un nom, ajouta-t-elle.
— Elles étaient deux. Elisa et Océane.
— Océane ? C’était une petite fille ?
— Ouais.
— Je me disais aussi. Comment vous avez choisi son prénom ? »
Cohen se balançait sur ses talons.
« Un jour, on est allés à Venise. C’est la chose la plus extraordinaire qu’on ait jamais faite. Elisa a adoré la ville. Elle l’a baptisée la “cité océane”. Quand on a appris que c’était une fille, il ne lui a pas fallu dix secondes pour l’appeler Océane. »
Le silence retomba. Nadine avait trouvé le biberon. Le nouveau-né avait cessé de pleurer. Le feu claqua.
« Mariposa nous a un peu parlé de tes affaires. C’est pour ça que je posais la question, expliqua Kris.
— Ça ne me dérange pas.
— Tu vivais toujours chez toi ?
— Oui. J’y vivais.
— C’est un peu extraordinaire.
— Pas autant que toute cette merde », répondit-il en englobant d’un geste le cercle des caravanes, maintenues à terre par des cordes et des pieux.
Kris tendit la main, il la prit et aida la jeune femme à se lever. Ce n’était qu’une petite chose ronde sous le monceau de vêtements qui couvrait son ventre en expansion. Elle chassa ses cheveux de son visage, se posa les mains au creux des reins et s’étira. Puis elle s’approcha du feu, pendant que Cohen allumait une autre cigarette.
Une porte s’ouvrit, derrière eux. Mariposa apparut. Elle se noua un foulard autour de la tête pour domestiquer ses cheveux, redressa un parpaing et s’assit dessus.
« Ça va ?
— Pour l’instant, oui. » Kris se cambra à nouveau, le regard perdu dans le noir. « Il a tué mon mari, continua-t-elle. Quelque part par là. Il l’a emmené à l’écart et il l’a tué, après nous avoir promis de nous aider à gagner la Limite. On s’était retrouvés coincés ici en retournant chez nous chercher nos affaires. C’était complètement idiot, évidemment, mais on avait quelques tracteurs qui valaient assez cher, et on se disait que si on arrivait à en récupérer deux, ça nous ferait du fric. On était à peine partis vers le sud qu’on en a pris une vraiment mauvaise. Ils nous ont tirés d’affaire, Joe et lui, et ils nous ont amenés ici. Il m’a suffi d’un coup d’œil pour comprendre que quelque chose clochait, je l’ai dit à Bill, mais il a laissé courir. On n’était pas là depuis trente secondes que je lui ai dit qu’il fallait se tirer. Tout de suite. Le lendemain, Aggie l’a emmené je ne sais où et il l’a tué. Il m’a enfermée, comme les deux ou trois autres, et il a continué à en amener, encore et encore. Et puis un jour, ils m’ont foutue en cloque, Joe et lui. »
Elle montrait son ventre, puis elle se plia en deux, les mains sur le visage, et se mit à pleurer. En la voyant vaciller, manifestement prête à s’effondrer, Cohen attrapa la chaise pliante et la lui poussa derrière les genoux. Mariposa aida aussitôt Kris à s’asseoir, puis ils s’écartèrent. Elle pleurait, pleurait, il se sentait complètement idiot, mais il n’aurait su dire pourquoi.